L’Institut du monde arabe donne à redécouvrir toutes les nuances d’une œuvre mal connue, et permet de replacer Baya dans l’histoire de l’art moderne arabe.
Rien ne destinait cette petite fille d’origine kabyle à devenir peintre et sculptrice, sauf peut-être sa volonté farouche. Née en Algérie en 1931 dans une famille pauvre, Fatma Haddad, de son vrai nom, perd sa mère très tôt, un événement fondateur qui transparaît dans son œuvre. Le galeriste et mécène Claude Lemand, qui signe le commissariat de l’exposition avec Anissa Bouayed et Djamila Chakour, estime en effet que des tableaux de maternité peints par Baya se dégage « la tragédie de l’absence et de la séparation par la mort » avec sa mère.
La vie de Baya prend un tournant décisif lorsqu’elle rencontre la peintre Marguerite Caminat, sans doute en 1942 d’après l’historienne Anissa Bouayed, qui a eu accès à des archives inédites. Cette femme dynamique adopte Baya et voit rapidement l’obsession de l’adolescente pour le dessin : étant elle-même peintre et vivant avec l’artiste Frank McEwen, Marguerite encourage la jeune fille qui fait ses premiers dessins sur de petits cartons. Couleurs vives, personnages naïfs et animaux, tous les éléments de l’univers de Baya sont déjà présents. Claude Lemand insiste sur « la richesse, la variété et l’harmonie » des motifs dans ces premiers dessins. Signant ses œuvres d’un nouveau nom, Baya, la jeune fille devient artiste et se lance à corps perdu dans la création. Peu diserte en interview, Baya disait simplement « Sans Marguerite, pas de Baya », une formule lapidaire qui résume l’importance de celle-ci dans le destin de la jeune femme.
Dès 1946, Marguerite tente de faire exposer les œuvres de Baya, notamment un ensemble de gouaches inspirées par des contes populaires. Ces œuvres peu connues devaient illustrer des contes que Baya connaissait par cœur et réinterprétait à sa guise avec vivacité. Claude Lemand voit pourtant dans le projet de Marguerite une petite erreur, celle d’avoir laissé le texte des contes dans une langue enfantine où la syntaxe et l’orthographe étaient approximatives. Selon lui, cela a nourri les critiques contre Baya, vue alors comme une petite illettrée naïve, ce qu’elle était sans doute au départ. Mais Marguerite et son mari lui ont fourni une institutrice à domicile et il est établi que Baya savait lire et écrire avant ses premiers dessins. L’abondante correspondance qu’elle a entretenue tout au long de sa vie atteste par ailleurs de sa grande maîtrise du français, comme le souligne Anissa Bouayed.
Cette remarque de Claude Lemand touche un point sensible de l’histoire de Baya et des malentendus qui entourent son œuvre. Car, dès ses premières expositions, la critique est divisée et chacun cherche à classer Baya dans une catégorie bien définie. Jugé « trop décoratif » par certains intellectuels français à Alger, son art est aussi décrit comme « naïf » par les critiques d’art, sans doute par esprit colonialiste. Car Baya détonne dans le milieu artistique algérois, aucune autre femme « indigène » n’exposant librement ses œuvres. Le malentendu s’estompe partiellement en 1947 lorsque Marguerite réussit à obtenir une exposition à la Galerie Maeght, à Paris : c’est la consécration pour l’artiste de 16 ans à peine.
Chez Maeght, tout ce que Paris compte d’artistes et de collectionneurs se presse, et Baya fait sensation dans les journaux et magazines français. Anissa Bouayed et Claude Lemand notent que, dès cette époque, les journalistes tendent à « essentialiser son art », employant des termes teintés d’orientalisme pour le décrire. « Mille et une nuits », « luxe oriental », « décor paradisiaque », autant d’expressions qui révèlent un regard occidental surplombant une œuvre déroutante pour des critiques d’art français. Cependant, grâce aux relations de Marguerite, l’exposition rencontre un grand succès, au point qu’Edmonde Charles-Roux et André Breton en personne publient des articles élogieux. Enthousiasmé par ce qu’il voit, Breton va jusqu’à comparer l’artiste à Jeanne d’Arc et à en faire une « reine de l’Arabie heureuse » : malgré sa grandiloquence, le texte montre combien l’œuvre de Baya révolutionne l’art moderne européen par son originalité et sa force.
Dès cette période, en effet, les grandes caractéristiques du style de Baya sont présentes, notamment les figures féminines à robe évasée et les animaux. Si Baya puise dans un imaginaire populaire, voire folklorique, selon Anissa Bouayed, elle ne se contente pas de reproduire les mêmes motifs : l’historienne souligne « l’art de la composition » dans les gouaches et dessins, ainsi que les jeux chromatiques. Une grande gouache sur papier de 1950 intitulée L’Âne bleu illustre à merveille ces caractéristiques : trois femmes aux robes richement décorées entourent un âne bleu, dans un décor végétal délicat. Un oiseau bleu et rose, porté par l’une des femmes, donne une touche poétique à cette scène qui semble sortie d’un rêve. Le tableau est animé par des ondulations et des vibrations colorées, dans un ensemble qui rappelle à la fois les fresques des palais crétois et les toiles de Matisse. Sur ce dernier point, Claude Lemand exprime des réserves et s’agace « des critiques français ayant cru discerner l’influence de Matisse sur les motifs des robes ». Anissa Bouayed se montre plus nuancée et souligne que Baya avait dit être éblouie par Matisse, après avoir vu une de ses expositions à Paris en 1950. Par ailleurs, chez Marguerite, Baya pouvait feuilleter des livres d’art et des revues spécialisées, et elle fréquentait des artistes amis de Marguerite, ainsi que des intellectuels comme Jean Sénac. Dubuffet aussi s’intéresse à son travail, dès 1948, tout en essayant de la convaincre de changer de technique : il est donc difficile de tracer les influences externes dans l’œuvre de Baya, au risque de surinterpréter certains éléments stylistiques.
Jusqu’en 1953, Baya peint et dessine sans relâche, affinant son style et mettant en place une esthétique unique : outre les femmes de profil aux yeux noirs, elle intègre des plantes à palmes, des oiseaux et des céramiques. Sur les robes et les corsets des femmes apparaissent des symboles kabyles traditionnels, car Baya puise aussi dans sa culture d’origine. Peut-on pour autant la qualifier d’artiste « algérienne » ? Claude Lemand estime que son style et son imaginaire sont bien algériens, mais que son œuvre a une portée « universelle » qui va au-delà des particularismes régionaux. À noter tout de même que les poteries représentées sur les gouaches semblent typiquement méditerranéennes avec leur décor géométrique. Entre 1953 et 1962, Baya se met en retrait de la vie culturelle et se consacre à sa famille, après son mariage avec le musicien El Hadj Mahfoud Mahieddine. Si elle continue à peindre et à sculpter à son domicile, elle n’expose plus et, selon Anissa Bouayed, les archives de cette période donnent peu d’informations sur sa vie.À l’indépendance de l’Algérie en 1962, Baya reprend activement la création et entame la période la plus riche de son œuvre. Elle s’attelle à de grands formats aux couleurs plus sombres d’où le rouge a disparu, pour privilégier le vert et le mauve : ses femmes prennent des allures plus inquiétantes et une certaine force se dégage des gouaches. Sans doute portée par l’élan populaire de l’indépendance, « Baya a pris conscience de sa force : elle se rend compte qu’elle fait partie d’une génération précise d’artistes algériens », explique Anissa Bouayed. Apparaissent aussi des instruments de musique et des natures mortes, dans un foisonnement de végétation luxuriante.
Toujours soutenue par Marguerite Caminat, Baya intègre plusieurs groupes artistiques dont celui des Aouchem, qui veulent rénover l’art arabe par un retour aux sources anciennes. Elle expose alors partout au Maghreb et dans le monde arabe, notamment à Beyrouth en 1978, et son œuvre commence à intéresser les Américains. Marguerite fait en sorte que certaines œuvres intègrent des collections muséales, comme celle du Musée des beaux-arts d’Alger sous la direction de Jean de Maisonseul, puis la Collection de l’Art brut de Lausanne en 1978, sur recommandation de Dubuffet. Paradoxalement, les critiques français délaissent l’œuvre de Baya, peut-être à cause de l’atmosphère pesante qui entrave les relations avec l’Algérie indépendante. Il faut attendre 1982 pour qu’une exposition monographique lui soit consacrée en France, grâce à EdmondeCharles-Roux, au Musée Cantini à Marseille : Jack Lang, alors ministre de la Culture, raconte avoir gardé « un souvenir inoubliable » de sa rencontre avec les œuvres de Baya.
Jusqu’à son décès en 1998, Baya est exposée régulièrement et, progressivement, son œuvre entre dans l’histoire de l’art grâce à des chercheurs et des collectionneurs. L’académicienne Assia Djebar lui consacre plusieurs textes importants dans les années 1990, et contribue à raviver l’intérêt pour son travail. Claude Lemand met en garde contre certaines récupérations actuelles, notamment dans les milieux postcoloniaux ou féministes. Il est pourtant tentant de lire son évolution artistique au prisme de la situation coloniale de l’Algérie, d’autant que Baya constitue une exception : non seulement aucune autre artiste algérienne n’a connu un tel succès sous occupation coloniale, mais elle le doit au soutien d’intellectuels français. Son œuvre est aujourd’hui célébrée par les grands musées arabes (Qatar, Maroc, Liban), qui y voient une réinterprétation infinie du thème du « jardin arabo-andalou ». Claude Lemand estime pourtant que l’Algérie ne la met pas assez en valeur, sans doute parce qu’elle est inclassable. L’œuvre de Baya semble échapper à toute typologie, signe qu’elle recèle une richesse intrinsèque pour qui veut bien dépasser son apparente simplicité.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Baya, sa place retrouvée dans l’histoire de l’art
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°761 du 1 janvier 2023, avec le titre suivant : Baya, sa place retrouvée dans l’histoire de l’art