PARIS
Dès la naissance de la photographie, l’érotisme investit l’image. L’iconographie qui s’est développée échappe toutefois à tout enfermement dans un genre, car elle est avant tout une histoire de regards… et d’époque.
En novembre 2017, Christie’s proposait à la vente des photographies de la prestigieuse collection du réalisateur et producteur suisse Thomas Koerfer portant sur le corps, l’érotisme et la sexualité. Au côté de l’iconique Noire et Blanche de Man Ray étaient mises en vente des images d’auteurs très différents : Ernest James Bellocq, Pierre Molinier, Nobuyoshi Araki, Nan Goldin, Robert Mapplethorpe ou Paul Outerbridge. « Mon goût épouse l’évolution et le cheminement de la représentation du corps », disait Thomas Koerfer pour expliquer la grande variété de ses choix. Un an plus tard, en novembre 2018, Paris Photo inaugure un nouveau secteur nommé Curiosa, centré sur la photographie érotique cette année. On y retrouve Robert Mapplethorpe et le trio de photographes japonais Araki, Moriyama et Ishiguro, invariablement identifiés à ce genre. Si la photographie érotique est un genre – ce qui n’est pas certain –, l’absence d’un ouvrage de référence sur son histoire, de la naissance du médium à nos jours, en dit long sur la difficulté à l’établir en genre mais surtout à la définir, bien que le terme soit régulièrement accolé au nu ou accompagne des ventes photos ou des commentaires d’images.
Dans l’article « Image et désir » paru dans la revue Marge en 2004, l’enseignante et chercheuse Catherine Couanet montre la difficulté de définir la photographie érotique : « Ce n’est que par comparaison que nous arrivons à en définir la nature et à en suggérer l’indéfini, voire l’infini. » Le nu ne relève pas que de l’érotisme et la photographie érotique pas que du corps. Les arums de Man Ray ou les pivoines d’Araki sont une ode à l’érotisme. Le trouble, avec ou sans visée sexuelle, est sa substance, la métaphore une équivoque suggestive. Dans la photographie pornographique, au contraire, la sexualité est crûment convoquée, exprimée sans ambiguïté. Dans l’histoire du médium, l’érotisme en photographie revêt différentes iconographies dont l’acceptation ou non en tant que telle montre qu’elle est avant tout une question de regard, d’interprétation et d’époque. L’identifier, en effet, convoque autant le regard du photographe sur son modèle et, inversement, celui du lecteur de l’image.
« La pornographie, c’est l’érotisme des autres », remarquait André Breton. La formule passée à la célébrité est on ne peut plus juste quand on remonte à la production de photographies de nu au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. « Dès les débuts du médium, l’iconographie érotique apparaît, et la frontière avec la pornographie est tout de suite assez floue. Elle dépend des cultures de chaque région du monde », note Michel Poivert, professeur d’histoire de l’art et de la photographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. « Le plus intéressant est d’ailleurs d’observer comment l’érotisme en photo se fait le passager clandestin des usages de la photographie de nu. »
Dès les années 1850-1870, les études photographiques de nu réalisées pour les peintres ou les sculpteurs se substituent de fait à l’étude d’après modèle en atelier. L’approche colle en général à la tradition classique des académies. Face à l’appareil, les modèles, femmes ou hommes, prennent des poses de tableau ou de statue destinées à inspirer peintres ou sculpteurs. « La bascule vers l’érotisme obéit à des stratégies de détournement par l’introduction de jeux de regards, de détails dans l’attitude ou d’accessoires dans la mise en scène », explique Marie Robert, conservatrice en chef au Musée d’Orsay. Le dosage est une affaire de subtilité et de clientèle. « La production d’images de nu est à cette époque rigoureusement réglementée. Son exploitation commerciale est soumise à autorisation. » La censure impériale puis celle de la République veillent à ce qu’elles respectent les règles académiques en vigueur sous peine d’amende ou d’emprisonnement.
La production déclarée et enregistrée rejoint le Cabinet des estampes de la bibliothèque impériale puis la Bibliothèque nationale à partir de la IIIe République. La production dite et jugée licencieuse ou obscène est saisie, détruite – du moins officiellement – et son auteur puni. Auguste Belloc, Julien Vallou de Villeneuve, Félix Jacques Moulin ou Alexis Gouin sont des auteurs communément référencés pour leurs études de nus mais aussi pour leur production d’images clairement suggestives qu’ils vendent sous le manteau. La célébration des formes d’un corps de femme laisse alors place à des poses et à des regards bien spécifiques où croupe, poitrine, bas, nuisette remontée et gestuelle du ou des modèle(s) ne laissent aucun doute sur l’effet recherché. Auguste Belloc réalise des stéréoscopies donnant une illusion de relief. Condamné une première fois, il sera emprisonné pendant trois mois, à la seconde saisie.
Au cours du XIXe et au début du XXe siècle, nombre de photographes illustres se sont essayés au nu tels Charles Nègre ou Gustave Le Gray. De la poignée d’images que ce dernier a produites – du moins que l’on connaisse –, le Nu féminin allongé sur un canapéRécamier réalisé vers 1856, de dos et de face, est la plus célèbre de par sa disposition sensuelle du corps et des mains et ses cheveux dénoués. Confrontation du photographe au nu ou commande particulière, on ignore le contexte de sa réalisation. La destination des photographies d’Eugène Atget de prostituées demeure tout aussi incertaine. Elles auraient été commandées par le peintre André Dignimont, collectionneur de photographies licencieuses ou obscènes. Quoi qu’il en soit, les images de croupes nues mises en valeur sans détour par Atget feront quelque temps plus tard le bonheur des surréalistes experts en matière de trouble – Man Ray en particulier en achètera quelques-unes. L’homoérotisme passe quant à lui par un retour à la Grèce antique et l’utilisation d’adolescents pour modèles. Les mises en scène de Fred Holland Day ou du baron Wilhelm von Gloeden rencontrent leur public. « L’exotisme est également un bon véhicule de l’érotisme aux XIXe et XXe siècles. L’orientalisme, notamment, se fait porteur d’un ailleurs érotisé en tous genres », relève Michel Poivert.
Le flou artistique ou le clair-obscur dont les pictorialistes Alfred Stieglitz ou Clarence H. White enrobent le corps ne remettent pas davantage en question la vision. La période moderniste d’Alfred Stieglitz ne se départit pas de son regard d’homme sur les corps de femmes. Ses gros plans en contre-plongée sur le torse et la toison de sa compagne, la peintre Georgia O’Keeffe, sont fortement sexués, voire inducteurs de pouvoir sur ce corps et de jouissance du regard. Les appréhensions du corps de Robert Mapplethorpe, Araki ou Daido Moriyama, qui passent par le fétichisme et la domination sexuelle, s’inscrivent dans cette mouvance. Question de regard d’homme sur le corps de femmes ? Certainement. Quoi qu’il en soit, ce regard est, durant le XIXe siècle, l’apanage de la gent masculine. Peu de femmes sont référencées derrière l’objectif durant la période primitive du médium ou, du moins, l’époque les occulte, bien que certaines participent à la production d’images érotiques ou pornographiques. L’épouse d’Auguste Belloc colorie les clichés de son mari ; Laure Mathilde Gouin travaille aux côtés de son père puis de son mari. Il faut attendre le tournant du XXe siècle pour voir l’affirmation d’une production en propre se diffuser.
L’essor de la nouvelle femme s’accompagne de l’essor de la femme photographe. Aux États-Unis, tandis qu’Alice Austen affirme son homosexualité en images, Anne W. Brigman revendique à l’orée du XXe siècle sa liberté en se mettant en scène nue dans la nature. L’apologie de la sensualité prend des poses allégoriques. Dans les années 1920, les photographies d’Imogen Cunningham témoignent d’une conception plus explicite quand elle resserre, dans une netteté parfaite, le cadre sur un fragment de corps qu’il soit homme ou femme, et ce, à la différence d’Alfred Stieglitz ou d’Edward Weston dont la quête de la perfection formelle durant cette période dite moderniste ne s’attache qu’au nu féminin.
À l’instar de nombre de femmes photographes de la seconde moitié du XIXe siècle, les auteures de l’entre-deux-guerres, comme Lee Miller, entendent « inverser la hiérarchie des sexes en revendiquant un rôle actif dans la création d’images au lieu d’être simple modèle, fétiche ou objet artificiel soumis au désir des hommes », rappelle Helen Adkins, professeur à l’Université des arts de Braunschweig dans le catalogue de l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? ». Cette revendication ne déroge pas à la réappropriation de leur corps et de leur sexualité. Publié en 1930, le portfolio Études de nu de Germaine Krull est « une riposte féminine aux photos érotiques réalisées et publiées par les hommes pour les hommes », explique Helen Adkins. Dans le même temps, « les nus féminins de Germaine Krull, Florence Henri, Dora Maar et Ergy Landau sont publiés dans des revues légères telles que Paris Plaisirs», mentionne Marie Robert. Ce qui n’a pas été produit forcément dans une visée érotique est diffusé et commercialisé en tant que tel.
L’avant-garde féministe des années 1970 s’inscrit dans la même veine dénonciatrice et émancipatrice des années 1920-1930. Leur subversion puise toutefois leur iconographie dans leur époque, en particulier dans les représentations classiques et stéréotypées du corps érotisé que diffusent à l’envi la publicité, la mode ou les médias. À la différence de l’entre-deux-guerres, la contre-attaque visuelle conceptualise son propos et son iconographie qu’elle accompagne bien souvent de textes. Les photos de l’Autrichienne Renate Bertlmann ou de la Polonaise Natalia LL sélectionnées par Martha Kirszenbaum pour la section Curiosa de Paris Photo déconstruisent le regard masculin de cette manière. Les planches photos de Body Alphabet ou de Consumer Art de Nathalie LL la voient ainsi surjouer devant la caméra des attitudes attendues.
Dans la transgression des genres et des identités à forte charge érotique, Pierre Molinier demeure la référence absolue. « Le maître du vertige », comme le surnomme André Breton, séduit par ses audaces et le trouble de ses photo-collages tandis que les Poupées de Hans Bellmer se font les compagnes de route des surréalistes. « L’érotisme est la force majeure qui meut le surréalisme », rappelait le collectionneur et historien de la photographie Christian Bouqueret. Nombre de photographies produites durant cette période sont devenues des icônes. Man Ray, Raoul Ubac, André Kertész, Alfred Stieglitz, font de leurs amies, maîtresses ou épouses les complices de leurs jeux. « Nous ne sommes plus dans le fragment composé de la Nouvelle Vision, cette chaste esthétique constructiviste qui fait du corps un objet de beauté », notait Christian Bouqueret. Les mises en scène du désir s’accompagnent d’expérimentations photographiques (rayogrammes, solarisation…). La subversion rime avec la métaphore. La Prière de Man Ray voit ainsi Lee Miller penchée en avant, les mains croisées sur les fesses tandis que La Beauté convulsive voit Meret Oppenheim, les mains et les bras tachés d’encre noire issue d’une presse à eau-forte devant laquelle elle pose nue. Violon d’Ingres, toujours de Man Ray, montre le dos de Kiki de Montparnasse marqué de deux ouïes de violon ajoutées au pochoir. Blanche et muette habillée des pensées que tu me prêtes de Marcel Mariën imprime ses mots sur un dos nu. Jamais période de la photographie n’aura produit autant d’icônes.L’usage du mannequin, fréquent dans ces années, s’apparente aux corps parfaits soumis à l’emprise de celui qui le manipule. Hans Bellmer manipule ses poupées dans une inquiétante étrangeté. « L’érotisme allant bien souvent jusqu’au “scandaleux” prédomine totalement dans mon travail », revendique l’artiste allemand dans une lettre datée du 1er novembre 1964. Ses poupées n’ont toutefois rien à voir avec le libertinage. L’anatomie, la dislocation, le visage puisent leurs diverses représentations dans son histoire personnelle et intime. Sa première poupée fut ainsi créée en réaction à la propagande nazie du culte du corps parfait. Corps parfait dans ses formes et ses lignes, matrice première de tant de projections et de fantasmes les plus divers qui se rejouent aujourd’hui comme hier à l’envi. « Depuis les années 1970-1980, l’érotisme me semble souvent citer et rejouer beaucoup de ces références. Certes, l’art contemporain est un lieu de la photo érotique, mais c’est un genre relativement stable avec ses catégories (homo, SM, exotisme, etc.) », estime Michel Poivert. Lucien Clergue, de fait, n’a jamais caché l’influence des nus sculpturaux d’Edward Weston. L’érotisme chez Araki semble sourdre des estampes japonaises. Les influences SM filtrent dans l’image surpuissante d’Helmut Newton. Chambre close de Bettina Rheims s’inscrit résolument dans la veine de l’iconographie du XIXe et du début du XXe siècle, tandis que le travail de Gilles Berquet retracé dans Le fétiche est une grammaire [Édition Loco, 2018] se réapproprie non sans humour et talent l’iconographie du fétiche (talons, guêtres, bas résille..), des débuts de la photo à nos jours, où pointe l’influence de quelques illustres auteurs comme Hans Bellmer et Pierre Molinier.
Curiosa et les hommes
Paris Photo 2018 inaugure un nouveau secteur nommé Curiosa, centré cette année sur la photographie érotique. Confiée à la jeune curatrice et critique d’art Martha Kirszenbaum, la sélection des quatorze travaux s’est opérée à partir de propositions de marchands ou de galeristes. Elle se concentre sur des pièces réalisées entre 1970 et 2017. Si le corps féminin domine les différents travaux, l’appréhension du corps masculin engage à des visions tout aussi différentes, révélatrices d’une iconographie en plein développement, dominée toutefois encore largement par l’homoérotisme. Les deux photographies de Robert Mapplethorpe proposées par Christophe Lunn sont un condensé des écarts de l’iconographie du corps, central dans l’œuvre du photographe américain, à la recherche de la perfection dans la forme, que ce soit avec les sexes ou avec les fleurs. Créées en parallèle du Portfolio X publié en 1978, la première photo représente une scène SM (un pénis attaché gonflé de sang) tandis que la deuxième sublime, via un jeu de lumière, un buste d’homme à la stature gréco-romaine. Quand le sculpteur et peintre hongrois Károly Halász s’empare du médium, c’est pour, au contraire, photographier des performances où on le voit rejouer nu des topics homosexuels jusqu’à l’absurde. Chez le jeune photographe américain noir et gay Paul Mpagi Sepuya, l’homoérotisme développe des cadrages tout aussi resserrés mais dans un jeu de compositions ou de juxtapositions de fragments de corps noirs ou blancs esthétisés. « Ce qui m’a intéressée, en tant que jeune femme commissaire, ce sont toutes les questions du corps masculin mis en danger », explique Martha Kirszenbaum, qui convoque également dans cette perspective les autoportraits d’Antoine d’Agata.
Christine Coste
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La photo érotique est-elle digne d’intérêt ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : La photo érotique est-elle digne d’intérêt ?