NANTES
NANTES - La rétrospective de l’œuvre inclassable de Judit Reigl au Musée des Beaux-arts de Nantes ne témoigne pas seulement de la récente reconnaissance institutionnelle de la peintre.
Entrée en 2008 dans les collections du Museum of Modern Art et du Metropolitan Museum of Art, à New York, Reigl est une figure emblématique du renouveau qui s’observe dans l’histoire de l’art, salué par Serge Guilbaut, professeur à l’université de Colombie britannique à Vancouver (Canada), dans l’éditorial du dernier numéro de la revue Critique d’art. « Une nouvelle histoire de l’art moins rigide, plus ouverte, gagne aujourd’hui du terrain […] », annonce-t-il au sujet des récentes recherches qui mettent fin à la « malédiction » de la peinture à Paris et dans l’Europe de la guerre froide. Occultées par l’école de New York qui proclamait le déclin de la scène parisienne dans les années 1950, les recherches picturales menées par Matta, Dubuffet, Soulages, Hantaï ou Reigl n’intéresseront la critique outre-Atlantique qu’à partir des années 1980.
Aujourd’hui exposée dans le patio du Musée des beaux-arts de Nantes, l’œuvre de Reigl se « déroule » comme soixante ans d’histoire de la peinture. La directrice du musée, Blandine Chavanne, démontre ici la pertinence de l’artiste en ouvrant les portes qui permettent de passer de l’exposition aux collections permanentes et d’y jeter des ponts. Arrivée en France en 1950, après avoir fui la Hongrie soviétique, Reigl rejoint le groupe surréaliste où André Breton salue immédiatement son talent : « Vous êtes en possession de moyens qui me stupéfient de la part d’une femme. » Gouvernée par un automatisme total, sa peinture fait alors écho aux œuvres de Pierre Roy ou Yves Tanguy. Mais plus tentée par l’abstraction et engagée dans la recherche absolue d’un automatisme psychique et physique, elle rompt très vite avec le groupe pour entamer une traversée en solitaire de la peinture, poursuivant une liberté vitale. Elle écrira : « Je suis hors champ […], hors limites et aussi hors d’atteinte. »
Le destin d’une peinture et d’une femme
Avec la première série Éclatement (1955), en projetant la peinture sur la toile avant de la racler violemment avec un outil métallique, Reigl commence cette quête d’absolu en peinture où s’engagent également l’intellect et le corps, ce qui la rapprocha de l’expressionnisme gestuel. Puis elle explore les ressorts de la matière picturale, tel un Dubuffet dans la série des Guano (1958) où elle récupère des toiles abandonnées sur le sol de l’atelier. Elle fabrique ses outils mais aussi ses couleurs, ses noirs, dont elle scrute les nuances, non sans rappeler Soulages, quand elle projette ses pigments sur la toile (Écriture en masse, 1959). Plus tard, on la rapprochera du groupe Support/surface et les recherches sur la déconstruction du tableau lorsqu’elle utilise l’envers de la toile (Drap, décodage, 1973), ou teste la répulsion mutuelle de l’huile et de l’acrylique (Déroulement, 1973). Mais la réapparition de la figure dans son œuvre (Homme, 1966 ; Un corps au pluriel, 1990 ; Corps sans prix, 1999) suscitait encore récemment l’incompréhension et l’ignorance de la critique, attachée à la distinction exclusive entre abstraction et figuration. Ceux qui y ont regardé de plus près, comme l’auteur Marcelin Pleynet, saisissent pourtant la logique de cette œuvre dont les différents virages formels ont « semé » l’histoire de l’art. Le critique Lawrence Alloway écrit à Riegl : « L’évolution de votre travail semble imprévisible avant l’étape suivante, alors elle semble indispensable. » Cette logique semble dictée par la peinture même, avec laquelle l’artiste se bat (physiquement) et dialogue : c’est elle, par exemple, qui lui impose la figure humaine quand ces bustes musclés apparaissent dans Écriture en masse. Elle ne voulait pas le voir, mais « ça insistait ». Bientôt la peinture construit elle-même une trame narrative que nous invite à lire le dernier volet de l’exposition : le corps réapparu dans la peinture abstraite par une porte (Entrée-sortie, 1986) est en lévitation sur la toile avant que les lois de l’apesanteur et l’actualité ne le condamnent à la chute libre (New York, 2001). Si le parcours est émouvant, c’est qu’il décrit le destin imbriqué d’une peinture et d’une femme en quête acharnée de leur liberté. Cette clé de lecture biographique, qui contredit une critique abreuvée de structuralisme, est incontournable selon Marcelin Pleynet. Elle justifie les motifs récurrents de l’œuvre : la porte, l’apesanteur, le mouvement, la trace. Tout, dans l’œuvre de Judit Reigl, refuse l’enfermement, entre des murs ou les frontières, dans un corps, dans l’espace étriqué des classifications historiques et des distinctions de genre.
Jusqu’au 2 janvier 2011, Musée des beaux-arts de Nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, 44000 Nantes, tél. 02 51 17 45 00, www.museedesbeauxarts.nantes.fr, tlj sauf mardi 10h-18h, jeudi 10h-20h. Catalogue, éd. Fage, 28 euros, ISBN 978-2-8497-5214-2
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La peinture libérée
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Commissariat : Blandine Chavanne et Alice Fleury
Nombre d’œuvres : environ 80
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°336 du 3 décembre 2010, avec le titre suivant : La peinture libérée