Le Musée des beaux-arts de Nantes organise une importante rétrospective de Vito Acconci, artiste de la limite.
NANTES - « Une fois par jour, où que je sois, je prends un badaud au hasard en filature. Chaque jour, je suis une personne différente ; je ne m’arrête de la suivre que lorsqu’elle a disparu dans un espace privé (chez elle, au bureau, etc.) où je ne peux pas entrer. » En 1969, Vito Acconci réalisait avec Following Piece une performance entre l’action conceptuelle, la filature et la dérive urbaine. Une trentaine d’années plus tard, pour le projet 5th Avenue, Give and Take (« 5e Avenue, Donner-reprendre », 1997), le même suggère de faire respirer la 5e Avenue par un système de tiroirs : les immeubles déborderaient horizontalement par tranche d’étage dans la rue, laissant dans leur structure un vide exploitable comme espace commun. Fondées sur les séparations entre sphère privée et espace public, l’implication directe du corps et les conditions d’existence et d’action de celui-ci dans la ville, les deux œuvres contiennent, malgré l’écart de leur formulation, les composants récurrents d’un travail débuté dans les années 1960 à partir de la poésie et poursuivi aujourd’hui dans le domaine de l’architecture. Ce sont justement ces deux champs qui constituent les pôles entre lesquels se déploie l’imposante rétrospective de l’Américain (né en 1940) actuellement présentée par le Musée des beaux-arts de Nantes, à l’initiative de sa directrice Corinne Diserens et en collaboration avec le Musée d’art contemporain de Barcelone (Macba), où elle sera accueillie en novembre. D’un bout à l’autre, à travers écrits, films, photographies et installations, l’artiste y est montré comme cherchant les limites de différents lieux (la ville, le corps, l’écriture, la voix…) pour mieux s’en affranchir et se heurter à leurs marges : « Je me déplace au sein du livre, je circule dans un autre espace. La page oriente mon attention : elle situe mes actes, elle restreint mes limites, de telle sorte que j’acquiers une situation, je prends position dans un espace en dehors », écrivait-il en 1968.
Oralité
Mais c’est sur son propre corps qu’Acconci a expérimenté les limites les plus intimes de l’espace. En 1971, les yeux bandés, terré dans les locaux de la revue new-yorkaise Avalanche, il attend les visiteurs un pied-de-biche et un tuyau de plomb à la main, défendant son bout de terrain. Pour ses vidéos, il s’inflige sévices et ablations. Il contraint son corps au cadre dans Openings (1970), performance au cours de laquelle il arrache ses poils et qui s’achève quand la partie filmée est vierge de toute pilosité. Hand & Mouth, Soap & Eyes, Blindfoldedcatching sont, elles, trois « études d’adaptation » dans lesquelles il se contraint et expérimente ses limites tant physiques que sensorielles. Il rend ainsi sa vue douloureuse en plongeant la tête dans de l’eau savonneuse avant de tenter d’ouvrir les yeux, essaye d’enfoncer le plus loin possible sa main dans sa bouche ou d’attraper, aveuglé par un bandeau, une balle qu’on lui lance.
Pour Opening Book, une vidéo aussi généreuse qu’agressive, Acconci inverse les rôles et offre l’intérieur de son corps en pâture au regard : il garde la bouche grande ouverte face à la caméra. Dans la photographie relatant l’action Seedbed (« Lit de semence », 1972), l’artiste est couché sous un faux plancher construit dans la galerie new-yorkaise Sonnabend. Dissimulé, il se masturbe à voie haute, faisant entendre aux visiteurs les fantasmes qu’il nourrit à leur sujet. Cette imbrication d’espaces hétérogènes, réels ou fantasmatiques, écrits ou oraux, aliénés ou libérés, habite l’œuvre d’Acconci et envahit littéralement la présente rétrospective. Au fond du patio du musée, Another Candy Bar from G.I. Joe (« Encore une sucette de la part de G.I. Joe », 1977) articule ainsi autour d’une balançoire deux espaces distincts signifiés en tant que tels par des éclairages, rouge d’un côté, bleu de l’autre, d’où sont émis deux râles contradictoires : la musique dansante d’un orchestre américain de la Seconde Guerre mondiale et un monologue de l’artiste, qui passe de l’anglais à l’italien, ses langues maternelles. Paradoxalement, à côté de la question de la définition des espaces, l’oralité apparaît aussi comme une donnée centrale dans le travail architectural mené par Acconci depuis les années 1980 sous le nom d’« Acconci Studio » (www.acconci.com), agence œuvrant entre la commande publique et le projet utopique. La rétrospective ne s’y est d’ailleurs pas trompée en substituant à la maquette d’architecture, pour aborder le dernier volet de l’œuvre, une série d’animations (également contenues dans le DVD accompagnant le catalogue) commentées par Acconci lui-même.
Jusqu’au 17 octobre, Musée des beaux-arts de Nantes, 10, rue Georges- Clemenceau, 44000 Nantes, tél. 02 51 17 45 00, tlj sauf mardi, 10h-18h, jeudi 10h-20h. Cat. éditions Musée des beaux-arts de Nantes/Macba, Barcelone, 512 p., DVD inclus, 38 euros, ISBN 2-908211-40-0.
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La page, le corps, la ville
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°199 du 24 septembre 2004, avec le titre suivant : La page, le corps, la ville