Toile majeure du cubisme synthétique, La Guitare, statue d’épouvante, composée par Braque à l’automne 1913, constitue un sommet d’équilibre chromatique et graphique. En témoigne sa provenance insigne : la collection Picasso.
Au seuil des années 1910, sous les coups de cutter et de butoir de Georges Braque (1882-1963) et de Pablo Picasso (1881-1973), le cubisme analytique fait imploser l’expérience optique. Éclaté en mille et une facettes, le visible ressemble à un puzzle insensible à la géométrie euclidienne. L’espace et l’objet s’interpénètrent, deviennent comme indémêlables. Par ce monde flottant, les deux compagnons de cordée malmènent le visible et altèrent le lisible ; ici, l’indistinct règne sans que jamais l’indéchiffrable triomphe. Corde raide merveilleuse qui rend acrobates les artistes.
À l’été 1912, dans une boutique d’Avignon, Braque achète un rouleau de papier faux-bois singeant la texture du chêne. Depuis Sorgues, et sa villa Bel-Air, le peintre intègre ces emprunts de réel dans des toiles extrêmement sobres, présidées par une ligne claire et un graphisme épuré : les papiers collés marquent l’avènement du cubisme synthétique.
En juin 1913, Braque regagne Sorgues comme pour mieux revenir sur les lieux d’un crime qui, un an plus tôt, le vit porter une estocade à la figuration digne du matador Picasso. Au mois de novembre, il enfante un chef-d’œuvre puissamment synthétique : une guitare trône au milieu d’une composition qui, ovale, s’inscrit par un jus de gouache grise dans un cadre rectangulaire.
Le programme d’une représentation de cinéma ainsi que des lettres comme éparpillées assurent l’immixtion de l’imprimé et des lettres dans des toiles désormais ouvertes à l’effraction pure du réel. Le monde est toujours éclaté, et des couleurs indifférentes aux formes qui les portent tentent de faire signe envers un monde dont elles sont le vestige. Avec son titre énigmatique, pareil à celui d’une peinture de Giorgio De Chirico, cette œuvre emblématique rejoignit à une date inconnue la collection de Pablo Picasso, qui la conserva sa vie durant, certain de tenir là un ineffable joyau. Un pedigree comme un signe…
Dès 1908, Braque, grand amateur de musique, introduit dans ses toiles des instruments qui, violon ou guitare, confèrent à l’œuvre une autre dimension – acoustique et sensuelle. Synesthésie de la peinture, susceptible d’éveiller d’autant plus les sens qu’elle chahute la vue. Proche de Picasso (Feuille de musique et guitare, 1912), Braque interroge les qualités irréductibles de l’instrument et la singularité de notre regard. À quoi tient notre identification d’une guitare ? Jusqu’où est-il permis d’en abréger la forme sans que soit menacée sa reconnaissance ? Sa réponse est limpide : le galbe voluptueux et l’esquisse des cordes suffisent seuls à désigner l’instrument, ainsi réduit à sa plus simple expression. Savante synecdoque. Pour trouver une fidélité chromatique, il faut regarder les papiers havane et châtaigne qui, comme éparpillés après une explosion, enserrent le corps beige de la guitare. La couleur peut être dissociée de l’objet, elle n’en demeure pas moins efficiente à l’œil qui, mentalement, sait recomposer ce puzzle visuel et le rendre cohérent, voire harmonieux.
Le programme de la représentation du Tivoli-Cinéma de la petite ville de Sorgues, où Braque habite la villa Bel-Air, est un excellent marqueur chronologique puisqu’il a permis de dater cette toile du mois de novembre 1913, soit du second séjour vauclusien du peintre dont une autre Guitare (1913), quelques semaines plus tôt, avait marqué l’apparition du papier journal dans les papiers collés de l’artiste. Ce programme, dont la dernière rubrique – délicieusement sibylline – allait donner à la toile une partie de son titre, signe cette célébration de l’imprimé dans l’espace cubiste, lequel entend absorber des objets réels afin d’exalter la prose du quotidien qu’une peinture aristocratique tint longtemps pour indigne. L’ailleurs, exotique ou trivial, n’est plus méprisable. Ce vulgaire imprimé, avec sa charge de réel, permet de célébrer la beauté exogène et journalière de la vie moderne. Braque renouvelle la nature morte en la rendant éminemment vivante, anticipant de quelques semaines les investigations de Picasso, cet autre inconditionnel des procédés « paperistiques et pusiereux ».
À l’été 1912, Braque se procure à Avignon un papier reproduisant les veines du chêne et des moulures rectilignes. Ce rouleau de papier connaîtra une fortune inespérée puisque le peintre, se souvenant peut-être de sa formation de décorateur, agrège immédiatement ces morceaux prosaïques dans Compotier et verre (1912) puis dans Guitare, Statue d’épouvante. Le ready-made duchampien n’est pas loin, si ce n’est qu’il s’agit plus d’un exercice d’incorporation que de réinvestissement : Braque explore la dimension matiériste de ce morceau de « papier peint » (la locution est éloquente) et, avec ce corps étranger dont la couleur suggère celle de la guitare, perturbe la conception traditionnelle du tableau de chevalet. Est-ce en vertu de ses jeux métaphoriques et de ses pirouettes métonymiques que cette œuvre fut reproduite par André Breton, pourtant sceptique devant la création de Braque, dans son texte manifeste La Révolution surréaliste (1924) ? Une chose est certaine : cette destinée inattendue révèle la puissance polysémique de ce chef-d’œuvre du cubisme synthétique…
Multipliant les suggestions et les collusions visuelles, Braque pousse loin les exercices de voltige optique. Le graphisme aux accents réalistes cohabite avec une couleur antimimétique, la guitare pour de faux jouxte un programme pour de vrai. Le visible paraît sens dessus dessous sur cette table ovale qu’un jus de gouache grise s’amuse à intégrer dans un cadre rectangulaire. Pêle-mêle de l’entendement… De même, Braque assortit dans cette même toile un papier journal, bien « réel », avec des lettres dessinées au fusain. La typographie fraie avec la tromperie, l’imprimé avec l’illusion. Ces lettres crayonnées, qui dessinent le mot « CONCERT » à la manière des pochoirs, sont-elles inscrites sur la table ou sont-elles surimprimées sur la composition ? En d’autres termes, ressortissent-elles à l’image ou à la peinture ? Vertigineuse, cette plongée dans les strates du visible fascina Picasso qui, jusqu’à sa mort, conserva cette œuvre d’autant plus importante qu’elle devait lui rappeler la ferveur d’une jubilation alchimique menée quelques années durant à quatre mains…
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°716 du 1 octobre 2018, avec le titre suivant : La Guitare, Statue d’épouvante de Georges Braque