Bruges, Ostende et son littoral et Courtrai misent sur l’art contemporain pour porter leur image. Une belle occasion d’aller faire un tour, cet été, en Belgique.
« Monsieur le maire, le poisson est arrivé ! » La baleine gigantesque surgissant des eaux du canal a du succès. Par grappes, habitants de Bruges et touristes s’attardent devant le cétacé. Sa conception, par le StudioKCA d’architecture et de design à partir de déchets rejetés sur les rivages de Hawaï, provoque des attroupements ici, comme ailleurs dans la ville. Car la Triennale de Bruges a invité quinze architectes et artistes de renom à proposer des surprises étonnantes dans la ville. L’étrange pont en métal du Polonais Jarosław Kozakiewicz, que l’on hésite à emprunter tant son équilibre semble précaire, fait embrasser deux rives opposées. À quelques encablures, la sculpture flottante en béton de l’artiste Renato Nicolodi forme un mystérieux temple sur l’eau.
La deuxième édition de la Triennale de Bruges nouvelle version a de l’allure. La relance, en 2015, de la manifestation par Renaat Landuyt, édile de Bruges, entend positionner la Venise du Nord dans la cartographie de ces cités qui, de par le monde, s’interrogent sur le futur des villes et de leurs habitants. Le concept de modernité liquide du philosophe et sociologue Zygmunt Bauman (1916-2017) irrigue créations, installations et rencontres.
De sa première version lancée en 1968 par la ville, la Triennale de Bruges a gardé cet esprit de coller à la création contemporaine la plus pertinente dans ses réflexions sur la société. En leur temps, Panamarenko ou Marcel Broodthaers y avaient participé. Si la scène artistique belge était au cœur de la manifestation, y compris dans sa dernière édition en 1974, elle y conserve une belle visibilité. La question de l’identité future de la ville et de ses enjeux dans un contexte d’urbanisation croissante, de consommation exponentielle et de changement climatique irrigue toutefois la nouvelle programmation.
« Il est important qu’une ville historique avec un aussi grand bagage culturel et artistique soit dans le contemporain et que ses habitants y adhèrent. Du moins, qu’ils n’aient pas peur des constructions du futur », souligne Renaat Landuyt. Le berceau des primitifs flamands, classé au patrimoine de l’Unesco pour son architecture gothique, entend ne pas être qu’un décor de film ou une destination touristique où se pressent chaque année cinq millions de personnes. « La Triennale de Bruges s’inscrit dans un double objectif : élargir l’image de la ville et sortir ses habitants d’un certain conservatisme », explique Renaat Landuyt.
Lors de la relance de la Triennale de Bruges, l’ancien ministre flamand de l’Emploi et du Tourisme, avait en tête, il est vrai, l’exemple de Beaufort, triennale d’art contemporain créée sur le littoral belge en 2003. La concomitance de leur programmation ne doit évidemment rien au hasard. Vingt-cinq kilomètres séparent Bruges d’Ostende, et le circuit de visite des installations disséminées sur les 67 km de côte belge entre Panne, à la frontière française, et Knokke-Heist, en bordure des Pays-Bas, forme un intéressant contrepoint. L’initiateur de cet événement n’a cependant rien à voir avec un bourgmestre ou une administration publique. Son artisan en 2013 (et son commissaire pendant trois éditions) a été le directeur du Musée provincial d’art moderne (PMMK) d’Ostende, Willy Van den Bussche (1942-2013), connu aussi pour avoir été l’artisan en Belgique de l’essor de l’art contemporain aux côtés de Flor Bex du Musée d’art contemporain d’Anvers (M HKA) et de Jan Hoet du S.M.A.K. à Gand.
Quand on interrogeait, en 2006, Willy Van den Bussche sur les raisons de cette initiative, il avançait le « souhait de réagir contre tout le bazar architectural qui défigure la côte belge depuis les années 1960 pour la transformer en ghetto du tourisme industriel ». « L’art doit être là où vont les gens. Il doit montrer la beauté, l’amour. Il doit aussi s’inscrire dans un patrimoine existant », expliquait-il dans un entretien à l’AFP. Quand il fait beau, 200 000 personnes débarquent en effet pour la journée sur ce morceau du littoral de la mer du Nord sururbanisé et bétonné, classé au rang de première destination touristique en Belgique. À l’année, on en dénombre 17 millions. En été, pour découvrir l’ensemble des installations disséminées, il vaut mieux d’ailleurs emprunter le tram qui relie les dix stations balnéaires de la côte.
Beaufort, avis de vents changeants
En leur temps, les interventions monumentales de Jan Fabre, de Wim Delvoye, d’Anish Kapoor et d’Anne et de Patrick Poirier ont fait parler d’elles. Des premières éditions demeure l’installation marquante de Kader Attia, Holy Land, sur la plage de Middelkerke, composée d’une soixantaine de miroirs en forme de tombes musulmanes réfléchissant sable et mer. Désormais référencée parmi les pièces phares de l’artiste, l’installation représente les trente mille soldats africains morts durant la Première Guerre mondiale et l’impossibilité faite à leurs descendants d’obtenir le droit d’immigrer en Europe. À Ostende, les Rock Strangers d’Arne Quinze, imposants blocs de métal rouge érigés sur la digue à proximité du monument aux pêcheurs disparus, témoignent eux aussi d’une autre édition au souffle ravageur dans ses symboliques. Leur installation en 2012 ne fut d’ailleurs pas sans provoquer des réactions vives de la part des riverains.
Le nom de Beaufort, donné à la Triennale par Willy Van den Bussche en référence à l’échelle de mesure de la vitesse du vent, porte bien son nom. Du moins, elle le portait bien, car l’édition 2018, sixième du nom, paraît bien plus sage dans ses propositions que les précédentes… Est-ce en raison du transfert de l’organisation de la Triennale du Musée d’art moderne d’Ostende à Westtoer, compagnie provinciale pour le tourisme et les loisirs en Flandre occidentale ? On peut le présumer, même si le commissariat proposé à la jeune curatrice belge Heidi Ballet réserve de belles surprises. Le Cerf de Stief Desmet, les cavaliers surgis de la mer de Nina Beier, la performance d’Edith Dekyndt au monument élevé en hommage aux combattants et habitants du front ouest de la Première Guerre mondiale ont du souffle. Le monument élevé par Guillaume Bijl dans le parc Léopold II d’Ostende en l’honneur du chien Jack tombé sur le front ne manque, de son côté, pas d’humour dans l’absurdité de sa mise en scène de chiens recueillis à ses pieds.
Le Monument for a Wullok de Stief Desmet est en revanche plus consensuel au bout de la jetée d’Ostende avec sa reproduction d’un bulot géant, même s’il rend hommage à la perfection de ce coquillage formé selon la règle du nombre d’or. Sur la plage de Koning Ridderdijk, la littéralité du Navigator Monument de Simon Dybbroe Møller, immense barre de bateau à moitié enfoncée dans le sable, peut décevoir aussi.
La commissaire de Beaufort 2018 ne cache pas que la nouvelle procédure des choix de projets mise en place par la compagnie provinciale pour le tourisme et les loisirs a des incidences sur la teneur de la programmation. L’organisation de Beaufort, en passant sous la direction de Westtoer, voit de fait le curateur de l’édition désormais obligé de soumettre trois propositions à chaque maire intéressé par la triennale. Heidi Ballet a ainsi vu ses trois suggestions recalées à Ostende et à Knokke-Heist. « Il faut faire des compromis, surtout dans le choix du médium. L’attente de sculpture est forte », dit-elle, et la participation des villes au financement des œuvres non négligeable. Le coût financier pour les neuf communes sur dix engagées cette année est évalué entre 20 000 et 75 000 euros par installation, l’autre moitié étant prise en charge par Westtoer, le rachat de la pièce pour une installation pérenne induisant d’autres dépenses pour la ville de son implantation. Le budget total de 1,5 million d’euros est toutefois loin des 5 millions investis en 2003.
La séduction se veut aussi à l’œuvre à Courtrai, ville flamande située à 30 km au nord-est de Lille et à 67 km d’Ostende. Mais dans cette cité de 75 736 habitants, l’esprit de « Play », titre donné à la manifestation, diffère. « L’idée est de montrer les profonds changements urbanistiques qui sont intervenus ces dernières années dans le centre-ville », souligne Vincent Van Quickenborne, maire de Courtrai. « Depuis l’an passé, notre ville est par ailleurs membre du réseau des villes créatives de l’Unesco, réseau de villes qui utilisent la création pour moteur de développement. Nous nous sommes donc interrogés sur la manière de rendre plus concrètes cette reconnaissance et cette évolution urbanistique », poursuit-il. La proposition de Patrick Ronse et de Hilde Teerlinck d’organiser dans la ville un parcours d’art contemporain ouvert à un large public sur le thème du jeu s’est ainsi parfaitement inscrite dans cette optique. « L’idée de “Play” est surtout de faire découvrir les différents quartiers et visages de la ville, de travailler également à l’image d’une ville contemporaine impliquée dans les questions qui se posent à elle aujourd’hui », relève la curatrice belge.
Le choix d’installations interactives sous-tend les itinéraires dans la ville dotée de plus de quarante installations extérieures ou placées à l’intérieur de sites à découvrir. Le banc public revu par Jeppe Hein, la bicyclette de bois rond de Gavin Turk, le terrain de foot de Priscilla Monge ou le monumental lit de Jennifer Rubell sur lequel on peut sauter sont des créations interactives parmi d’autres.
« Nous avons eu carte blanche dans nos choix », précise Hilde Teerlink, qui souligne d’autre part le nombre d’œuvres conséquent prêtées par les musées mais aussi par des collectionneurs de la région. « Il y a toujours eu un grand intérêt pour l’art contemporain dans cette région. Le nombre de collectionneurs référencés en Flandre est d’ailleurs impressionnant », rappelle-t-elle. Leur implication dans « Play » donne la mesure de leur engagement dans une manifestation au petit budget (300 000 euros) et aux ambitions territoriales pour l’instant réduites à une seule et unique édition, mais à suivre dans ses éventuels développements futurs…
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La Belgique folle d’art contemporain
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €« Play »
Parcours urbain d’art contemporain, jusqu’au 11 novembre 2018. Divers lieux à Courtrai, Belgique. A l’intérieur, du mardi au dimanche, de 13 h à 17 h, à l’extérieur, tous les jours en continu. Entrée libre. Commissaires : Hilde Teerlinck et Patrick Ronse. www.playkortrijk.be/fr
« Liquid City - Ville liquide »,
Triennale de Bruges, jusqu’au 16 septembre 2018. Divers lieux à Bruges, Belgique. Tous les jours, de 12 h à 18 h. Entrée libre. Commissaires : Michel Dewilde et Till-Holger Borchert. www.triennalebrugge.be/
Triennale de Beaufort
jusqu’au 20 septembre 2018. Divers lieux à Beaufort, Belgique. Entrée libre. Commissaire : Heidi Ballet. www.beaufort2018.be
"Beach Castle"de Jean-François Fourtou
Jean-François Fourtou a l’art de tournebouler l’image traditionnelle des cabines de bain de la côte belge. La tour que l’artiste français a élevée à un rond-point de Knokke-Heist les juxtapose dans un assemblage plein de facéties, clin d’œil à l’unité belge chamboulée. Les dimensions de chacune et leur emboîtement de guingois donnent un totem burlesque dressé sous l’effet d’un fort coup de vent, et depuis figé. Mais pas n’importe comment : les lignes des toitures renversées des cabines de bain répondent à celles des églises et des bâtiments alentour.
La plasticienne costaricienne revisite avec humour la topographie du traditionnel terrain de foot. Si l’on retrouve la pelouse, les lignes blanches au sol et les surfaces de but, le terrain entièrement vallonné rend difficile une partie, du moins pour les adultes. Les enfants semblent en effet bien mieux s’adapter à ce terrain ondulé, présenté une première fois à la Biennale de Liverpool en 2006, avant d’être repris trois ans plus tard par la Nuit blanche de 2009. Rires garantis.
L’architecte nigérian a reconstitué à échelle réduite sur l’un des canaux de Bruges l’école flottante qu’il a construite en 2013 à Lagos, au cœur du bidonville sur pilotis de Makoko. Lion d’argent à la 15e Biennale d’architecture de Venise (2016), le prototype de Mine Floating School (MFS) a été fortement endommagé par des pluies torrentielles. Sa reproduction à l’identique révèle une structure modulable, polyvalente et à la circulation d’air conçue pour des climats tropicaux. À la fin de la Triennale, la MFS III devrait rejoindre la capitale nigériane.
"Men"de Nina Beier - Beaufort
À marée haute ou à marée basse, l’équipée de cavaliers de Nina Beier semble sortie de la mer du Nord pour nous conter on ne sait quelle épopée fantastique. Car les cinq sculptures équestres en bronze rassemblées convoquent aussi bien la figure d’un chef d’armée spartiate que celle du joker ou du joueur de polo en pleine action. À partir de statues mises au rebut qu’elle récupère et installe de manière à créer un effet de mouvement, l’artiste danoise compose sur le brise-lame de la plage de Nieuwpoort une scène fascinante aux allures de mirage.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°714 du 1 juillet 2018, avec le titre suivant : La Belgique folle d’art contemporain