Musique

Juliette Gréco : « Je reste toujours une femme libre »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 21 avril 2009 - 1851 mots

Pas blasée, malgré une carrière aussi cultissime, l’égérie germanopratine des années 1950 reste toujours aussi éprise de liberté et d’authenticité.

Vous pensiez être danseuse. Vous avez chanté, joué la comédie au théâtre et au cinéma. Mais vous ne vous êtes jamais lancée dans les arts plastiques malgré une mère diplômée des Beaux-Arts, pourquoi ?
Juliette Gréco : Effectivement, j’étais petit rat de l’Opéra, avant que la guerre n’interrompe mes entrechats. La peinture, je m’y suis essayée à 18 ans. J’ai tenté un jour de peindre une boîte de cigarettes, je me souviens ; cela m’a bouleversée d’être incapable d’y parvenir !

Parmi toutes les célébrités qui ont croisé votre route, y a-t-il eu également des peintres ?
Oui, j’ai rencontré par exemple Bernard Quentin, un artiste qui a beaucoup travaillé sur le lien entre écriture et plasticité. Je l’apprécie beaucoup. Et aussi Picasso. Je devais avoir vingt ans. C’était déjà un grand peintre, aux œuvres très fortes. Dans le Midi, au bord de la mer, je marchais sur un muret, et soudainement j’ai vu deux yeux que je connaissais se poser sur moi. C’est alors que j’ai entendu sa voix : « C’est toi Gréco ? Tu prends des bains de lune pendant que les autres prennent des bains de soleil ? »

Vous êtes une femme engagée, politiquement, socialement. Êtes-vous sensible à la composante militante dans l’art ?
Oui bien sûr. Basquiat, par exemple : son intérêt pour l’identité noire et hispanique, pour la rue, sa dénonciation du marketing de l’art.

Serge Gainsbourg vous a offert La Javanaise, mais aussi un tableau qu’il a peint ; que représente ce tableau ?
Serge avait tous les talents, et incontestablement celui de peindre, c’était un artiste complet. Ce tableau représente sa sœur et lui petits, jouant dans le jardin du Luxembourg. Il reste très proche de moi puisque j’ai installé cette toile dans ma chambre, dans ma maison de l’Oise. Outre notre complicité musicale, Serge et moi avons été presque voisins, rue de Verneuil, à Paris ; il venait me rendre visite souvent.

Détenez-vous d’autres œuvres d’amis plasticiens ?
Oui, César était un grand copain et il m’offrait souvent de petits tableaux pour mon anniversaire. J’ai bien évidemment des boîtes de conserve écrabouillées, une tasse écrasée, des papiers de bourse déchirés en lamelles… que je garde dans ma maison du Sud. J’ai une statue de l’Homme qui marche, thème qui a inspiré de nombreux sculpteurs. De mes voyages ou tournées à l’étranger, je rapporte parfois des œuvres. Notamment de l’art africain et aussi de petites figurines japonaises.

Vous êtes une amoureuse du Japon, vous y êtes d’ailleurs très populaire. Quel Japon vous fascine, le traditionnel ou l’actuel ?
Le Japon ancien. Je me suis parfois retrouvée dans ces suites japonaises extrêmement dépouillées, épurées. Et je suis fascinée par leurs jardins zens ! Je me souviens d’un jardin de mousses extraordinaires, avec ses petits chemins serpentant à travers des mousses de toutes les couleurs, vertes, ocre, dorées, rousses ! Et quelle recherche sonore : l’eau qui coule, le vent qui chante… Mais j’adore aussi l’Italie dont le patrimoine me rend folle !

Vous qui êtes toujours vêtue de noir, quel est votre rapport aux couleurs ?
J’aime les couleurs ! Mais pour elles, pas pour moi. Elles ont toutes une signification : un rose poudré n’a évidemment rien à voir avec un rouge sang ! Si je m’habille en noir, depuis l’époque de l’existentialisme, c’est en quelque sorte une protection.

Et les peintures noires de Soulages, par exemple, elles vous parlent aussi ?
J’apprécie Soulages, oui. Mais, en peinture, je n’ai pas un dieu unique, ou quelques maîtres. Je suis curieuse et beaucoup d’artistes me touchent pour des raisons diverses. Certaines œuvres me saisissent particulièrement. Enfant, j’allais souvent au Louvre. J’étais tombée sur un Soutine, une toile qui représentait une bête écorchée sanguinolente : elle avait provoqué chez moi un sentiment de douleur. Très jeune, j’étais amoureuse de L’Homme au gant du Titien, ce grand portraitiste de la Renaissance italienne. À la National Gallery de Londres, j’avais rendez-vous fréquemment avec Les Tournesols de Van Gogh. À cette époque, j’avais même pu les toucher pendant que le gardien avait le dos tourné !

Le Louvre, vous y avez tourné la série Belphégor diffusée en 1965. Y tourner seule la nuit au milieu des chefs-d’œuvre, quelle sensation cela vous a-t-il procurée ?
Malheureusement, je tournais dans les sous-sols et je n’avais pas accès aux chefs-d’œuvre ! En revanche, il y a quatre ou cinq ans, j’y suis retournée pour une télévision japonaise, le jour de la fermeture du musée, et cette fois j’ai eu le droit de les approcher. C’était une jouissance inouïe ! J’ai fait l’interview devant le tableau de mon choix : j’ai opté pour ce Portrait présumé de Gabrielle d’Estrée qui se fait pincer le bout du sein par sa sœur, tableau réalisé par un peintre inconnu. Avoir le Louvre pour soi toute seule, c’est comme fouler des terres sacrées en toute impunité !

Quels sont vos rapports avec la mode et ses créateurs ? Dior vous avait choisie comme égérie de la modernité, Jean Paul Gaultier a baptisé une robe de votre nom dans sa série existentialiste…
Ah ? je l’ignorais ; mais j’aime beaucoup ce qu’il fait, c’est décalé, inventif, en recherche. Christian Dior a créé une robe pour moi et une autre pour le baptême de ma fille ; il était bourré de talent. Saint Laurent, je l’appréciais pour la pureté des lignes, le trait du noir. Je suis depuis longtemps Sonia Rykiel, une femme de caractère. Enfin, je possède toute une collection de tailleurs Chanel !

Icône de la chanson, mais aussi de l’éternel féminin, vous avez été mitraillée par de nombreux photographes. Certains vous ont-ils davantage marquée ?
Doisneau, par exemple. Il a fait une photo de moi devenue célèbre, au milieu d’une place de Saint-Germain-des-Prés, avec un chien qui appartenait à Trauner, peintre et immense décorateur de cinéma proche de Prévert.

Cela fait quoi de représenter un mythe pour des monstres sacrés, philosophes, poètes, auteurs-compositeurs ou stylistes reconnus mondialement ?
Pour moi c’est incompréhensible ! Cela s’explique probablement parce qu’à une époque j’ai ouvert une voie de liberté. Je reste toujours une femme libre et une femme debout.

Vous avez été engagée politiquement, qu’en est-il à présent ?
J’ai fait partie des jeunesses communistes en effet. Je ne suis plus dans aucun parti, mais je reste engagée dans différents combats : la lutte contre le sida, la défense de l’homoparentalité, l’amélioration de la condition des femmes, par exemple. Mais lorsque j’observe le monde autour de moi, je me dis qu’il faut une révolution profonde de la société. Le fossé se creuse entre les êtres humains d’une manière extrêmement dangereuse.

Vous paraissez très forte, votre voix est puissante. Pourtant, vous avez eu des moments de fragilité  et vous conservez une image impénétrable…
Je garde une image mystérieuse, pourtant je suis quelqu’un de très direct. Je ne mens pas. Je suis à la fois très courageuse, sauf quand j’entre en scène, et en même temps fragile, car je suis transpercée par pas mal de choses, très réceptive. J’ai comme des rayons X dans les yeux, j’ai l’impression de voir à travers les gens. J’ai parfois été déçue. Je vis dans un milieu difficile, c’est pourquoi je ne suis pas mondaine du tout.

Vous avez une collection de centaines d’ours en peluche. On vous imagine mal femme-enfant pourtant…
Ce sont en fait des cadeaux de fans. L’un d’eux me touche particulièrement. Il m’a été offert après la guerre par une adolescente dans ma loge. Elle m’a dit : je n’ai que cela, je vous le donne. J’ai pleuré. Quand mon cœur bat trop vite, cet ours me réconforte encore.

Regrettez-vous ces cabarets où vous avez débuté comme les Trois Baudets ?
Les Trois Baudets, j’ai quasiment fait le lever de rideau, avec Georges Brassens tous les soirs. Mais je ne regrette pas du tout ; en fait plus les lieux sont petits, plus j’ai le trac, et plus ils sont grands, moins j’ai peur !

Que représente encore Saint-Germain-des-Prés pour vous ?
Je n’aime pas regarder en arrière. J’avance, je pars. Mais Saint-Germain-des-Prés, le Lipp, le Flore, tout cela reste mon quartier, il m’a tout donné. J’y ai rencontré poètes, musiciens, peintres, écrivains, philosophes : Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, Camus, Sartre, Faulkner… Montparnasse avait connu cette effervescence dans les années 1930. Je vais peut-être revenir à Saint-Germain-des-Prés, car j’aime Paris.

Votre nouvel album, Je me souviens de tout, a un parfum autobiographique, non ?
Non il ne l’est pas, car je ne me retourne jamais. En revanche, il me ressemble.

Votre mari, très discret lui aussi, publie ses mémoires. L’y avez-vous encouragé ?
Oui je l’ai incité, pour qu’il sorte de l’ombre, parce qu’il en vaut la peine. C’est un pianiste et un compositeur hors pair qui a beaucoup écrit pour Brel, pour moi, et collabore aujourd’hui avec de jeunes auteurs qui travaillent sur mes albums comme Olivia Ruiz, Abd Al Malik, Miossec… Gérard est très drôle, caustique. Il semble réservé, mais lorsqu’il commence à parler, c’est un moulin à paroles…

Vous aimez bien jouer les pygmalions ?
J’ai toujours souhaité servir de tremplin à des gens talentueux. J’ai été la première à chanter Brel, à enregistrer Gainsbourg, et aujourd’hui j’aime collaborer avec des jeunes venus de différents univers, le rap, le rock… Dans mon dernier disque, les textes ont tous été écrits par des plumes dans lesquelles je mets plein d’espoir ou de reconnaissance. Le plus âgé est Maxime Le Forestier, mais ses paroles sont d’une telle jeunesse ! Les vrais poètes non pas d’âge.

Vous qui aimez les mots, n’êtes-vous pas tentée par l’écriture ?
J’ai eu la chance que des poètes magnifiques écrivent pour moi et j’ai interprété plus de six cents chansons ! J’ai de trop bons auteurs ! J’aime les mots pour les images qu’ils véhiculent. Un jour j’écrirai pour les autres…

Sartre a dit de vous : « Elle a des millions de poèmes dans la voix. » De toutes les disciplines artistiques, la poésie semble avoir votre préférence, plus encore que la danse ou la peinture ?
L’exigence acquise en tant que petit rat m’est précieuse encore aujourd’hui. Je suis très exigeante avec moi-même. Mais il est vrai que je suis très sensible aux mots de Gougaud, Seghers, Queneau, Prévert… ou encore de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud.

Quels moments vous ont le plus marquée dans une vie aussi riche ?
Certains sont des moments intimes, que je tiens à garder secrets, mais il y a aussi des moments de travail impressionnants : quand je ressens une qualité de silence, magique, ahurissante, avec le public, à cause du public. Mais les applaudissements, ce n’est pas mal non plus ! Cela nourrit !

Biographie

1927
Naissance à Montpellier.

1939
Petit rat de l’Opéra de Paris.

1951
Prix SACEM pour la chanson Je hais les dimanches.

1954
Premier Olympia. Rencontre Philippe Le Maire.

1965
Interprète le rôle du fantôme dans la série Belphégor.

1968
Interprète Déshabillez-moi.

1984
Chevalier de la Légion d’honneur.

1989
Épouse Gérard Jouannest.

1991
Retour à l’Olympia.

2007
Prix d’honneur aux Victoires de la Musique.

2009
Nouvel album.

Juliette Gréco à écouter
Je me souviens de tout, le dernier album de Gréco, enregistré chez elle dans un ancien presbytère d’un petit village de l’Oise, est sorti chez les disquaires il y a quelques jours. Il réunit des titres écrits par des auteurs de tous âges, issus de différents genres, dont le rap et le rock : Abd Al Malik, Olivia Ruiz, Maxime Le Forestier, Adrienne Pauly, Brigitte Fontaine… Gérard Jouannest, son époux, et Jean-Louis Martinier signent, quant à eux, les arrangements. (Universal/Polydor, environ 15 e)

Juliette Gréco à voir
Les 4, 5, 8 et 10 juin 2009, Juliette Gréco donnera une série de concerts au Théâtre des Champs-Élysées et célébrera ainsi ses 60 ans de carrière. Accompagnée par Gérard Jouannest au piano [lire page suivante] et par Jean-Louis Martinier à l’accordéon, elle interprétera ses grands succès, comme Déshabillez-moi, mais également les titres de son dernier album, Je me souviens de tout.
www.theatrechampselysees.fr

Juliette Gréco à lire
Angela Clouzet publie ce mois-ci Gérard Jouannest, de Brel à Gréco. Accompagnateur de Brel, pianiste et compositeur, Gérard Jouannest, né en 1933, est l’époux de Juliette Gréco. L’ouvrage plonge le lecteur dans l’histoire des années passées en compagnie de Brel mais témoigne également de celles pasées aux côtés de sa femme, qu’il accompagne en musique depuis 1968. Cette biographie riche en détails et anecdotes vient ainsi enrichir un pan de l’histoire de la chanson française.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°613 du 1 mai 2009, avec le titre suivant : Juliette Gréco

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