Figure libre et radicale de l’ art contemporain, le peintre et sculpteur français est décédé le 18 mars dans sa maison de Vaulandry, dans le Maine-et-Loire. Il avait 86 ans
Le 17 mai 2015, la critique d’art du New York Times, Roberta Smith, twittait la photo d’un « tableau » remarqué à la Frieze Art Fair de New York avec, pour seul commentaire, son titre et sa date. Connaissait-elle son auteur, le Français Jean-Michel Sanejouand ? Rien ne le dit, mais elle reconnaissait par son message la radicalité de l’œuvre, comme sa fraîcheur pour une pièce réalisée 51 ans plus tôt. Toile de bâche à rayures et châssis bois appartient en effet aux Charges-Objets, série phare qui fit entrer en 1964 le nom de l’artiste dans l’histoire, lors de leur première exposition à la Galerie Yvette Morin, rue du Bac, à Paris.
La validation des institutions
Lorsque la Galerie Art : Concept présente Toile de bâche à rayures et châssis bois sur son stand de la Frieze Art Fair, en 2015 – œuvre acquise, depuis, par le Philadelphia Museum of Art –, Jean-Michel Sanejouand vient tout juste de rejoindre l’enseigne parisienne, sous condition de défendre son travail à l’international. Il faut dire que ce dernier est connu en France, par ceux qui ont bien voulu s’y intéresser. L’artiste a, en effet, été validé par les institutions métropolitaines et a bénéficié d’expositions d’envergure. En 1976, Pierre Restany l’invitait déjà à représenter la France à la Biennale de Venise, avec Raymond Hains, Alain Jacquet, Bertrand Lavier et Jean-Pierre Raynaud. Dix ans plus tard, la Ville de Lyon, où il est né en 1934, organisait une rétrospective de ses Charges-Objets aux Espaces-Peintures (1962-1986). Elle sera suivie, en 1991, par la présentation des Peintures en noir et blanc (1987-1992) à la première Biennale de Lyon. En 1995, c’est le Centre Pompidou qui lui programme une nouvelle rétrospective, complétée en 2012 par une série de manifestations dans les Pays de la Loire, réunissant plus de deux cents œuvres réparties entre Les Sables-d’Olonne, Nantes (HAB Galerie) et Carquefou (Frac Pays de la Loire), intitulée simplement « Rétrospectivement… ».
Parallèlement, l’œuvre est accompagnée par Pierre Restany, Anne Tronche, Didier Ottinger, Caroline Bourgeois et Fabrice Hergott (commissaire, avec Béatrice Salmon, de la rétrospective de 1995), sans oublier Bernard Lamarche-Vadel. Résultat : du Mnam à la collection Pinault, en passant par le LaM, le Mam, le Mac, le Fnac et autres Frac, les œuvres de Sanejouand sont présentes dans les plus prestigieuses collections publiques et privées françaises.
Un monde de l’art aveugle
En dépit de nombreuses expositions en Europe, mais aussi en Argentine, au Canada et aux États-Unis – en 1970, Sanejouand est notamment présent au générique d’« Information », au MoMA –, la reconnaissance de son travail peine toutefois à dépasser les frontières de la France et tarde à trouver sa place dans l’histoire de l’art. « Artiste trop discret », juge Philippe Dagen dans sa nécrologie du Monde du 22 mars, qui note que l’artiste paye le prix de sa « réserve » et de son « indépendance ». « Erreur, réagit le galeriste et critique d’art Stéphane Corréard sur Twitter. Ce ne sont pas les artistes qui sont “trop discrets”, c’est le milieu de l’art qui est aveugle ! »
De fait, tout le monde s’accorde sur un point : artiste majeur et inclassable, Jean-Michel Sanejouand n’a pas la reconnaissance qu’il mérite ; lui, ce « père fondateur de l’esthétique française d’après-guerre », selon son galeriste Olivier Antoine, annonciateur de Supports-Surfaces et de Daniel Buren, qui a inspiré les Objets superposés de Lavier et les Furniture Sculpture de John M. Armleder. Et pour cause : « Il est rare qu’un corpus ait autant désorienté le public de l’art depuis les années 1960 », avance le catalogue de la vente AF20.1 chez Cornette de Saint Cyr, en 2011.
Le succès des « Charges-Objets »
Retour en 1964. Après avoir « abandonné » la peinture abstraite, le plasticien expose à la Galerie Yvette Morin ses Charges-Objets (1962-1967), associations d’objets domestiques créant des chocs visuels inattendus. Parmi eux figurent Juan-les-Pins, rencontre d’une tronçonneuse et d’un coussin, et Fulmen, une batterie automobile posée derrière un étui en plastique jaune. Inscrites dans la filiation de Marcel Duchamp, ces sculptures du « dérisoire » sont une réflexion sur l’espace, autant qu’une réaction ironique à ce que l’artiste découvre de l’art américain : les Combine Paintings de Robert Rauschenberg (Grand Prix de la Biennale de Venise en 1964) et le minimalisme.
Mais, déjà, Sanejouand cultive ce qui deviendra sa marque : « Cette volonté de ne jamais se répéter pour ne pas se scléroser », dit Henri Griffon, collectionneur et président du Frac des Pays de la Loire. En 1967, Sanejouand met ainsi fin aux Charges-Objets et entame le corpus des Organisations d’espaces, des projets utopiques d’aménagement de lieux ou de sites qui lui valent d’exposer en 1968 chez Yvon Lambert. Le succès critique est tel que l’on ne comprend pas, aujourd’hui, comment Harald Szeemann a pu l’écarter de son exposition « Quand les attitudes deviennent formes », en 1969 à Berne. Savait-il que l’artiste avait renoué avec la peinture, de surcroît figurative ?
Une voie entre Duchamp et Picasso
Depuis 1968, tandis qu’il travaille à ses Organisations d’espaces et à ses Tables d’orientation (1974-1977), Sanejouand dessine en effet à l’encre de Chine et au feutre ses Calligraphies d’humeur. Dans ces comédies bouffonnes, l’artiste porte un regard amusé sur son époque, sur sa sexualité débridée et sur sa politique de la matraque. Sans le savoir, il a mis le cap vers ses Espaces-Peintures (1978-1986), que la critique ne lui pardonnera pas. Trahison ! Lui, l’héritier des ready-made, revenir au pinceau et à la toile ? Polarisé entre Marcel Duchamp et Pablo Picasso, elle ne comprend alors pas que Sanejouand expérimente une voie médiane et « qu’il était encore possible d’être peintre sans trahir Duchamp », écrira Didier Ottinger. Car ses Espaces-Peintures ne sont pas autre chose que des paysages rêvés dans lesquels prennent place des « organisations d’espaces ». « Dans le fond, c’est un travail de sculpteur, analyse Henri Griffon, y compris quand il peint. »
Depuis 1989, Sanejouand collectait des pierres lors de ses promenades. Il les peignait, les assemblait pour en faire des sculptures auxquelles il donnait des noms : Le Pirate et la Tortue (2001, voir ill.), Le Génie des alpages (2008), etc. Agrandie en bronze, Le Magicien a pris place dans l’espace public à Rennes, en 2005. Ces pierres étaient déjà visibles dans ses tableaux, comme dans les Charges-Objets (Coupe de cailloux peints, 1963) et, bien sûr, dans son jeu de Topo de 1963, « œuvre majeure de l’histoire de l’art », pour Olivier Antoine. Dans ce jeu d’entente sans gagnant, ni perdant, les cailloux remplacent les pièces d’échecs sur le plateau, comme pour proposer aux joueurs de composer une infinité d’« organisations d’espaces » miniatures. Preuve que, contrairement aux apparences, l’œuvre ludique de Jean-Michel Sanejouand est une. Et, depuis sa disparition le 18 mars 2021, indivisible.
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Jean-Michel Sanejouand, artiste précurseur et déroutant
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°564 du 2 avril 2021, avec le titre suivant : Jean-Michel Sanejouand, artiste précurseur et déroutant