Art contemporain

Jean-Michel Othoniel, le choix de la liberté

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 24 août 2021 - 1816 mots

Le Petit Palais accueille la première grande exposition personnelle de l’artiste à Paris depuis sa rétrospective au Centre Pompidou, dix ans plus tôt. Othoniel y fait miroiter toutes les facettes de son œuvre.

En 2011, l’exposition que lui avait consacrée le Centre Pompidou avait été l’occasion pour le public du musée de découvrir, ou de se souvenir, que Jean-Michel Othoniel n’avait pas toujours été le créateur de sculptures en perles de verre colorées, mais qu’à ses débuts, il avait mené des expérimentations en peinture, façonné à la main des objets étranges et fragiles, utilisant le soufre, le phosphore et la cire. Intitulée « My Way », cette rétrospective de milieu de carrière accompagnait le visiteur depuis ses œuvres de la première décennie, pour la plupart des petits formats intimistes, certains chargés de connotations charnelles, jusqu’aux Ricochets, Lasso, Lacets et autres Colliers monumentaux se déployant dans les salles. Explosion silencieuse d’une énergie libérée, ce cheminement s’arrêtait là où se poursuit, dix ans plus tard, le nouveau solo du plasticien dans une institution parisienne : sur un nœud, géant.

Invité par Christophe Leribault, le directeur du Petit Palais, comme lui un ancien de la Villa Médicis où ils se côtoyèrent en 1995-1996, Jean-Michel Othoniel a carte blanche au Musée des beaux-arts de la Ville de Paris. L’établissement avait besoin cette année d’un temps fort pour pallier l’absence de dialogue qui se joue d’habitude à l’automne avec le Grand Palais, pendant la Fiac. Intitulée « Le Théorème de Narcisse », son exposition sera gratuite, et ira même chercher le visiteur dans la rue, attirant son regard grâce au miroitement d’une rivière de briques en verre bleu ondulant sur les marches de l’escalier d’honneur.

La bouche de métro, sa première carte de visite

La présence de plusieurs de ses créations dans l’espace public est d’ailleurs caractéristique du parcours d’Othoniel, dont la notoriété doit beaucoup à la commande que lui passa la RATP en 2000. À la recherche d’un projet emblématique pour marquer le passage dans un nouveau millénaire, la société de transports avait en effet élu celui de ce jeune artiste, déjà exposé à la Documenta de Cassel (en 1992), et qui avait envoyé depuis Rome trois esquisses à l’aquarelle en guise de proposition. « J’avais dessiné une bouche de métro, en référence à Guimard ; je crois que j’étais le seul de la sélection à avoir eu cette idée. » Plus de vingt ans plus tard, son Kiosque des noctambules chapeaute toujours de sa couronne de verre et d’aluminium la station Palais-Royal – Musée du Louvre.

Souvent entachée de compromis, la commande publique n’a pas forcément bonne presse dans le milieu culturel. « Pour ma part, c’est à chaque fois un contexte qui m’intéresse, explique simplement Othoniel, parce qu’il prend en compte une audience qui n’est pas celle des musées ni des galeries. Tout s’y joue dans un rapport à l’émerveillement. » Le cadre professionnel de la régie dirigée par Jean-Paul Bailly offrira aussi au trentenaire, qui mène à cette époque une existence assez bohème, l’expérience marquante d’une collaboration avec une équipe hyper-qualifiée. « Je disposais d’un bureau, de moyens de pointe ; je travaillais avec un architecte, des ingénieurs, des techniciens… C’est formidable d’être entouré de gens qui savent faire des choses que vous ne savez pas faire. » Ses partenariats et ses rencontres avec des maîtres verriers, partout dans le monde, font écho à cette satisfaction éprouvée dans le fait d’insuffler une idée et de la voir prendre forme. Son œuvre naît aussi de cette distance, celle du voyage, et de l’emploi d’un matériau universel, mais qu’il ne maîtrise pas directement.

Botanique, mathématiques et métaphysique

L’atelier où il est installé depuis quelques mois, à Montreuil – et dont une partie est réservée à son compagnon, le plasticien Johan Creten –, constitue de ce point de vue un aboutissement. Gigantesque, le lieu permet tout à la fois de stocker, d’assembler sur place des éléments, de composer des scénographies… Il comporte des bureaux, un hangar immense, un espace librairie dédié aux bibliographies des deux artistes et un café-restaurant où cantine l’équipe, puisque l’Othoniel Studio emploie aujourd’hui une douzaine de personnes. Le changement d’échelle se ressent jusque dans sa production, de plus en plus monumentale, traduisant un intérêt toujours plus vif pour la dimension architecturale. En réfléchissant à l’invitation du Petit Palais, Othoniel a d’ailleurs cherché quel était le chef-d’œuvre du musée, et décidé que c’était l’édifice de Charles Girault lui-même, unique, avec sa porte dorée et son jardin, dont la présence au cœur du bâtiment rendait cette invitation irrésistible.

Qu’il renvoie aux délices de la tentation ou au savoir botanique, le jardin est en effet récurrent dans l’œuvre du plasticien, auquel on doit, avec le paysagiste Louis Benech, le réaménagement du bosquet du Théâtre d’eau du parc de Versailles, pour lequel il créa un groupe de fontaines en verre doré. Cette fois, il a imaginé de placer dans les galeries qui ceinturent le patio végétal une vingtaine de très grands Nœuds miroirs, entrelacs argentés posés sur des socles circulaires réfléchissants. Au centre de ce carrousel de sculptures, un lotus d’or géant (Gold Lotus, 2015) semblera flotter sur le bassin, tandis que des colliers suspendus aux branchages souligneront la luxuriance de ce petit éden.

Au cours de sa trajectoire, Othoniel s’est intéressé aux papillons, aux fleurs, aux cartes, aussi, autant de motifs qu’il a traités avec une ferveur érudite. Depuis plusieurs années, il s’est épris de nœuds borroméens, passion née de la lecture, un été, des séminaires de Lacan. Le célèbre psychanalyste se servait en effet de ces figures d’anneaux enchevêtrés pour illustrer ses théories sur le réel, le symbolique et l’imaginaire, ces mondes qui se tournent autour à l’infini sans jamais se toucher. « Je lisais ses analyses comme j’aurais lu de la poésie, puis j’ai commencé à dessiner, de façon ludique et intuitive. Ces croquis ont inspiré une série de sculptures en perles de verre miroité. » Leurs photographies, publiées sur Internet, lui valent d’être contacté par un mathématicien mexicain, Aubin Arroyo : les équations de ce dernier, sur la théorie des reflets, produisent des images virtuelles dont l’esthétique s’avère étrangement proche de celle des œuvres de l’artiste. Le trouble est réciproque. Le dialogue entre les deux chercheurs, l’un sur la voie de la science, l’autre sur celle de l’art, donnera lieu à un livre, totalement hermétique pour un béotien. Leurs échanges nourrissent également depuis dix ans la série des Nœuds sauvages, assemblage de sphères qui se reflètent et reflètent celui qui les regarde à l’infini, et dont une sélection est présentée au Petit Palais.

Le beau, une aspiration spirituelle viscérale

En suspens dans l’espace, ces Nœuds chatoyants font penser à des planètes en orbite au-dessus d’un horizon figuré, au sol, par un tapis de briques bleues, sculpture minimaliste psychédélique. L’installation compose une vision cosmique assez grandiose. Peut-on voir dans les Nœuds sauvages une forme d’abstraction métaphysique ? Le beau, Othoniel en est persuadé, renvoie en tout cas à l’expression d’une aspiration spirituelle viscérale. Quoi qu’en pensent certains puristes, qui jugent parfois son travail par trop décoratif. Reproche que l’artiste assume, tout en invoquant la mémoire de Felix González-Torres, l’un des premiers à avoir, selon lui, réintroduit la notion d’ornemental dans l’art contemporain. Si ce n’est que l’artiste cubain ne produisait pas d’objets, mais des protocoles, et que ses grands rideaux de perles, par exemple, sont à chaque fois recréés à partir d’éléments en plastique dépourvus de valeur.

Mais Othoniel a-t-il vraiment besoin d’une caution ? Il fait aujourd’hui partie des quelques artistes français dont le nom est connu à l’international. Après Paris, l’exposition « My Way » avait été présentée à Séoul, à Tokyo, à Macao et, enfin, à New York, au Brooklyn Museum. « Jean-Michel Othoniel, c’est une des plus belles collaborations de ma carrière, une véritable success story», se félicite Emmanuel Perrotin, qui promeut son œuvre depuis 2003. Le galeriste avait remarqué le travail de l’artiste en 1995, lors d’une exposition à la Galerie Ghislaine Hussenot où était présenté son Wishing Wall, un mur de phosphore sur lequel les visiteurs étaient invités à gratter des allumettes mises à leur disposition. Cette œuvre « participative » clôturait un cycle qui allait bientôt déboucher sur celui, toujours en cours, de son travail sur le verre. « Un jour, j’étais en Camargue, et Sophie Calle m’a demandé si elle pouvait me présenter un ami, raconte Emmanuel Perrotin. C’était Jean-Michel. Il m’a montré les prémices des œuvres qu’il préparait pour son exposition “Crystal Palace” à la Fondation Cartier. Je me souviens d’avoir été ébloui par ses dessins. Je les lui ai tous achetés. » Pour cette exposition à la Fondation Cartier, Othoniel se rend à Venise et au Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques à Marseille (Cirva) afin d’élaborer avec des verriers des sculptures-bijoux qui vont devenir sa marque de fabrique, déclinée aujourd’hui en objets d’édition, lampes et autres babioles précieuses. Au risque de la répétition ?

Nul doute que Jean-Michel Othoniel se libère de lui-même. Avec ce calme apparent et cette décontraction, qui frappent quand on le rencontre. Rien qui exprime une volonté de puissance dans l’attitude retenue de ce quinquagénaire aux airs d’éternel adolescent, dont l’empire s’étend pourtant de l’Inde, où sont fabriquées les briques en verre soufflé, à New York, Shanghai ou Paris, où il expose. Dans son atelier, l’artiste héberge La Grande Vague, montrée dans une première version au Crac, à Sète, en 2017, puis au MAMC+, le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, qu’il fréquenta assidûment enfant et où il imagina lui-même devenir artiste. Cette houle de briques noires qui semble prête à se briser sur celui qui la contemple, c’est son grand œuvre, sa part sombre. Un monstre imposant de quinze mètres de longueur et six mètres de hauteur, très difficile à stocker, compliqué à montrer, mais qui attend cependant de trouver preneur. Au MAMC+, cette déferlante immobile entrait en dialogue avec Autoportrait en robe de prêtre (1986), que l’artiste considère comme sa première œuvre. Dans cette performance, travesti en prêtre, il tourne le dos à l’objectif, bras écartés comme dans un élan, face à la verticale d’un barrage verglacé impossible à gravir. Aujourd’hui, avec La Grande Vague, c’est nous qu’il place devant l’obstacle infranchissable.

 

1964
Naissance à Saint-Étienne
1983-1988
Étudie à l’École d’art de Paris-Cergy
1988
Exposition collective, « Ateliers 88 » , au MAMVP. L’année suivante expose à la Fondation Cartier (« Nos années 80 »)
1992
Documenta 9, à Cassel (Allemagne)
1998
Exposition personnelle à PS1, à New York
2006
Participe à « La Force de l’art » , au Grand Palais
2011
Rétrospective itinérante à Paris (Centre Pompidou), à Séoul, à Tokyo, à Macao et à New York
2014
Plusieurs commandes publiques à Versailles, au Puy-en-Velay, à Lyon et à Aix-en-Provence
2016
Réalise Le Trésor de la cathédrale d’Angoulême, œuvre monumentale
2018
Élu à l’Académie des beaux-arts, section sculpture
2021
Après Fabrice Hyber en juillet, Jean-Michel Othoniel est installé le 6 octobre à l’Académie des beaux-arts. Inauguration de deux œuvres permanentes à San Francisco et à Amboise
« Jean-Michel Othoniel. Le Théorème de Narcisse »,
du 28 septembre 2021 au 2 janvier 2022. Petit Palais, avenue Winston-Churchill, Paris-8e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Commissaires : Christophe Leribault et Juliette Singer. petitpalais.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°746 du 1 septembre 2021, avec le titre suivant : Jean-Michel Othoniel, le choix de la liberté

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