La plasticienne vient d’intégrer, à 66 ans, la galerie suisse Hauser et Wirth. Une consécration, et l’occasion de revenir sur le parcours d’une artiste qui ne cesse de se métamorphoser.
Il est rare d’entendre résonner la voix de Sylvie Vartan dans l’amphithéâtre d’honneur de l’École des beaux-arts. Mais ce mardi 14 novembre, les anciens élèves d’Hélène Delprat (née en 1957) sont réunis pour exprimer leur « gratitude » à leur professeure : c’est l’intitulé de la cérémonie d’au revoir organisée à son intention. Le look d’histrion androgyne de la sexagénaire – chaussettes en laine sous le genou, pull jacquard et crâne rasé – est évidemment célébré et le refrain primesautier de Comme un garçon (1967), entonné par la chanteuse yéyé retentit à plein tubes (allusion cryptée aussi, au talent de parolier de l’ancien compagnon de l’artiste). L’ambiance est joyeusement potache. Valérie Sonnier, consœur et amie, récite un joli discours, évoquant le soutien quotidien, pendant le confinement, d’Hélène Delprat à ses étudiants, qu’elle abreuvait régulièrement de recommandations culturelles, lectures, tableaux, films, lieux… susceptibles de stimuler leur imaginaire. Un cycle de près de dix ans se clôt pour celle qui a enseigné le dessin dans l’établissement, d’abord comme professeure puis, depuis 2019, comme cheffe d’atelier (« Les explorateurs, les inventeurs »).
Mais l’heure de la retraite n’a pas encore sonné pour l’artiste, dont l’agenda est d’autant plus chargé, en cette rentrée, que, comme le souligne Valérie Sonnier avec une pointe de dérision complice, Hélène Delprat vient de rejoindre « une petite galerie que personne ne connaît dans un quartier mal fréquenté ». Comprendre : Hauser et Wirth, l’un des mastodontes du marché de l’art, dont la succursale parisienne a ouvert en octobre dernier à deux pas de l’avenue Montaigne. Cette nouvelle représentation est une consécration notoire pour la Française qui, il y a trente ans, avait déclaré renoncer à la peinture, au monde des expositions et, plus généralement, au « cirque de l’art ». Au milieu des années 1990, après dix ans de collaboration, Hélène Delprat quitte en effet la galerie Maeght, en plein succès. « Je m’ennuyais », explique-t-elle aujourd’hui. Elle se consacre alors à la vidéo, à la création de décors, de costumes et de scénographies. « J’ai fait des émissions sur France Culture, j’ai écrit, notamment deux pièces de théâtre. J’ai enseigné pendant trois ans à Cergy. Et j’ai dit que je détestais tellement la peinture que de toute façon j’arrêtais. Ce qui était faux ; je n’ai jamais cessé de peindre », reconnaît-elle. Elle se qualifie volontiers alors d’« ex-peintre français », et les petites gouaches qu’elle réalise sont affublées de titres tels que « Où est la peinture ? (OELP) », « It must Be This Way », « Encore raté », « Comment ne pas peindre en peignant ? » En 2010, un ami l’invite cependant à rencontrer Christophe Gaillard qui a ouvert sa galerie trois ans auparavant. « On m’a présenté Christophe, j’ai le souvenir de quelqu’un de très ouvert, mais moi je ne cherchais rien du tout », affirme -t-elle. Le galeriste de son côté a été incité par Antoine de Galbert, fondateur de la Maison rouge, et Paula Aisemberg, sa directrice, à regarder de près le travail d’Hélène Delprat. « C’était le moment où on préparait l’exposition de Chiharu Shiota à la Maison rouge avec Antoine, je n’attendais rien de spécial de cette éventuelle visite d’atelier. Et puis, Antoine et Paula sont devenus un petit peu insistants », raconte Gaillard, rétrospectivement amusé – sept ans plus tard, la Maison rouge sera la première institution parisienne à offrir une exposition monographique à l’artiste (« I Did it My Way », 2017). La rencontre entre l’artiste et le galeriste a donc lieu : elle scelle le début d’une collaboration et d’une amitié hors du commun. La première exposition personnelle d’Hélène Delprat chez Christophe Gaillard est programmée en 2012. « Cela faisait vingt ans que l’on n’avait pas vu sa peinture », souligne ce dernier. L’artiste n’est pas vraiment réconciliée avec son medium de prédilection. En 2020, une toile de petit format montre un personnage brandissant un étendard sur lequel on peut lire en lettres capitales tracées en pointillés blancs sur fond noir « I hate my paintings » (Déclaration, 2020). Très vite, cependant, les tableaux prennent de l’ampleur, la nouvelle manière d’Hélène Delprat s’affirme. Avec Les Fées gonflables aiment McCarthy, moi aussi (2016), elle passe à des œuvres de très grande dimension. S’y déploie un univers fantasmagorique, théâtral, où le merveilleux pailleté côtoie le grotesque, les références érudites, la culture populaire, sans hiérarchie de goût, de genre, ni de style. Avec cette toile, elle intègre la collection Pinault, qui commence dès lors à suivre de près sa production.
Christophe Gaillard pour sa part a décidé qu’elle était « la plus grande peintre française vivante », et il fait en sorte que cette conviction soit largement partagée dans le monde de l’art. C’est non seulement avec son accord, mais avec son soutien actif, qu’Hélène Delprat entre, en 2023, chez Hauser & Wirth. Au moment de trouver un titre pour l’exposition prévue en janvier à Paris dans la méga-galerie suisse – la deuxième du nouvel espace parisien d’Hauser et Wirth – Hélène Delprat s’est mise en quête d’une idée. Celle-ci s’est présentée sous la forme d’une caricature d’un illustrateur anglais du XIXe siècle, William Heath. La plasticienne vient tout juste de terminer le carton d’invitation : on y voit une lady grimaçant devant ce qui semble être la vision agrandie d’une goutte d’eau de la Tamise. La vignette originale s’intitule Monster Soup (ca. 1828), expression qui ravit Hélène Delprat. « J’aime bien cette idée de mélange, et de ces trucs monstrueux, épouvantables, révélés par le microscope. J’ai repris l’image en la trafiquant : j’ai dessiné des bestioles de mon cru dans la goutte d’eau. Ça me fait rire ». L’esprit de sérieux ne menace pas, au moment d’occuper les deux étages de l’hôtel particulier de la rue François-Ier. Ce petit exercice d’imagination offre un échantillon du fonctionnement de l’artiste. Parfois qualifiée d’« iconologue » , Hélène Delprat est une grande dévoreuse d’images. Avant Internet, elle adorait ainsi consulter les lourds albums du fonds Maciet et fréquente encore la bibliothèque des Arts décoratifs qui l’abrite, en rez-de-jardin des Tuileries. « Ce fonds est une véritable encyclopédie », s’enthousiasme-t-elle. Jules Maciet (1846-1911) était un philanthrope qui achetait des livres, des estampes, des gravures, des cartes postales … Il découpait puis collait des images dans des albums destinés aux artisans qui pouvaient ainsi consulter toutes sortes de formes. Cela va des costumes XVIIe siècle aux outils de torture, en passant par les fleurs, les coquillages, l’anatomie... « Ce pêle-mêle de sources scientifiques et de documentation populaire caractérise le collectionneur Maciet et le distingue d’un théoricien comme l’historien d’art Aby Warburg (1866-1929), dont L’Atlas mnémosyne est volontiers cité par les peintres contemporains », relève Alexandre Mare, qui a accueilli dans son centre d’art une exposition d’Hélène Delprat (« Macbeth a raison », galerie Duchamp, à Yvetot). « Lorsqu’Hélène Delprat rejoue des scènes de film iconiques en reconstruisant des décors chancelants de papier et de carton, nous fait lecture des Métamorphoses d’Ovide, ou bien lorsqu’elle trace sur une toile des mots empruntés à un écrivain ou un philosophe, la réappropriation qui passe par l’expérience sensible ouvre un nouvel espace. Cette subjectivité n’est pas si éloignée de celle de Maciet », écrit Alexandre Mare qui voit là « un usage baroque du monde ». La base de données infinie que constitue Internet nourrit aujourd’hui l’appétit de références, d’histoires et de formes d’Hélène Delprat, qui navigue constamment entre L’Enterrement de la Sardine de Goya et les films d’horreur de la Hammer Films Production. « Une chose en amène une autre – ça peut commencer par un livre qui me donne envie d’aller chercher une image, ou le contraire ». La figure du pendu, récurrente dans ses tableaux, l’a par exemple conduite à s’interroger sur sa présence dans l’histoire de l’art, du Moyen Âge à Cézanne. Les motifs mutent aussi dans son imagination. Celui d’une robe à carreaux vue dans un tableau d’André Derain lui a fourni le quadrillage orangé qui revient ici et là dans ses toiles. Quant aux ornementations géométriques dont elle fait de hauts panneaux sur fond blanc, elles reprennent les fresques en ruban adhésif collé sur les vitrines des grands magasins pendant la première guerre mondiale, pour les protéger des vibrations des tirs d’obus. Ce masque au rictus « cartoonesque » qui flotte au centre d’un de ses derniers tableaux, tout juste achevé ? Ce sont les signes de reconnaissance peints à la manière de logos sur la carlingue des sous-marins allemands pendant la seconde guerre mondiale qui le lui ont inspiré. Le titre de son œuvre, J’accuse, emprunté à Zola, fait quant à lui surtout référence au film d’Abel Gance. Elle fait défiler sur l’écran de son téléphone un extrait, poignant, de ce chef-d’œuvre du cinéma muet, qui dénonce l’horreur de la guerre. Un soldat se tient seul, debout, au milieu d’un champ de bataille jonché de cadavres.
L’œil se déplace à nouveau le long de la toile au format panoramique adossée à un mur de l’atelier. Il s’arrête sur les croix blanches qui se détachent sur le fond brun rouge. « Je suis née dans la Picardie, rappelle-t-elle. J’ai été très marquée par les cimetières militaires. Mon grand-père, que je n’ai pas connu, a fait la guerre de 14-18. Donc, oui, ça m’a toujours beaucoup intéressée cette histoire de guerre. » De son enfance, Hélène Delprat garde aussi le souvenir de ses nombreux séjours au Mont-Dore, où elle était soignée pour un asthme sévère. « Je sortais peu, je ne pouvais pas m’adonner aux mêmes activités que les enfants de mon âge. J’étais très vite essoufflée. Je dessinais beaucoup. Le médecin avait dit à mes parents : on en fera une artiste ». Dans quelle mesure sa peinture, qui n’a jamais paru aussi sombre, fait-elle écho à l’actualité du monde ? Hélène Delprat prétend ne pas se sentir très douée pour traiter de « la gravité des situations qu’on vit ». Mais, comme elle le soulignait elle-même en préparant son exposition au Musée Marmottan Monet, en avril 2022, « pense-t-on à la guerre 14-18 en regardant Les Nymphéas [les « grandes décorations » que Monet offrit à Clémenceau pour fêter la victoire] ? » « Il faut croire que Monet avait compris comme vous qu’il faut camoufler le majeur sous le décoratif soi-disant mineur », lui fait remarquer avec finesse Laurence Bertrand Dorléac, dans le catalogue (Delprat-Marmottan, conversation avec une table, 2022). L’historienne de l’art sera aussi la commissaire de l’exposition consacrée à l’artiste par la fondation Maeght, en 2025. D’ici là, il est question d’un solo dans le cadre de la prochaine Biennale de Lyon. En attendant la rétrospective que pourrait, avec le soutien d’Hauser & Wirth, lui offrir un grand musée étranger.
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Hélène Delprat, peintre malgré elle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°771 du 1 janvier 2024, avec le titre suivant : Hélène Delprat, peintre malgré elle