MARSEILLE
Installé à Marseille, l’artiste Gilles Barbier a connu son heure de gloire et sa traversée du désert. Au point qu’on semble aujourd’hui redécouvrir son travail d’une prodigalité folle.
Marseille. Il fait beau à Marseille en ce mois de septembre et Gilles Barbier nous reçoit chez lui, en short. Bientôt, il enlèvera même son tee-shirt pour accueillir ses amis à déjeuner sous la pergola, lançant torse nu « Je fais mon Picasso ! » Pour l’instant, assis à la table du studio qui lui sert d’atelier quand il n’est pas dans celui qu’il occupe à la Friche la Belle-de-Mai, il prend l’air grave au moment d’aborder un sujet qui l’est tout autant selon lui : la peinture. Trop lourd, trop connoté, « angoissant ». Comment « habiter la peinture » pour reprendre le titre d’une de ses séries, commencée dès sa sortie des Beaux-Arts, en 1992 ? Gilles Barbier, à l’époque, imagine des architectures qui viennent perforer des natures mortes, comme autant de tentatives de se faire un trou à l’intérieur de… quoi ? L’histoire de l’art ?
À propos des œuvres récentes présentées dans son exposition en cours chez Georges-Philippe et Nathalie Vallois, la douzième que lui consacre la galerie parisienne – rejointe dès 1994 –, plutôt que de peintures, il préfère parler de dessins. Le titre de chacun de ces grands formats commence par une préposition : entre, dans, derrière, sous, sur… Le dessin, c’est sa vie, « c’est la vie », dit-il. Lui qui ne s’interdit quasiment aucune technique, aucun matériau, a poussé ses expérimentations sur papier calque : traçant par-dessus, par-dessous et entre. « Je construis mes dessins en trois dimensions », explique-t-il, ne faisant aucune différence avec son abondante production de sculptures. Attaché à la réalisation physique de ses œuvres, Gilles Barbier, d’ailleurs, ne délègue pas. Comment, sans cela, s’incarner dans la matière ? Que ce soit entre, dans, derrière, sous, sur…
« Different trains », de Steve Reich, s’échappe des enceintes. Gilles Barbier marque une pause. Ce morceau, dans lequel le compositeur américain fait référence aux trains pris dans sa tendre enfance, le « ferait presque pleurer ». On pense à son enfance à lui, au Vanuatu, où il est né (en 1965, époque où cet archipel du Pacifique placé sous double tutelle franco-britannique s’appelait encore le condominium Nouvelles-Hébrides). Un environnement dans lequel avaient cours trois langues officielles (le français, l’anglais et le bislama), ainsi que plus de quatre-vingts dialectes, sans parler du vietnamien, du chinois, du fidjien et du wallisien… Une richesse linguistique étourdissante, et pas un musée à l’horizon. « Les références qui ont construit son regard, ce sont celles de la bande dessinée », relève Gaël Charbau, commissaire en 2015 de la rétrospective de Gilles Barbier à la Friche la Belle-de-Mai (« Écho système » qui voyagea au Musée d’art contemporain de Séoul l’année suivante). La bande dessinée constitue une partie intrinsèque de l’univers de Gilles Barbier.
Mais tout autant que par les albums de Moebius, l’artiste fut également impressionné très jeune par la tradition des dessins de sable : on réalise en traçant du bout de l’index sur un fond sableux, ou sur de la cendre, ces compositions graphiques complexes pour lesquelles le doigt ne doit jamais ni revenir en arrière, ni quitter le sol. « Il faut imaginer ces petits gars à croupetons, racontant une histoire toute en boucles et contre-boucles ; c’est d’une beauté extraordinaire. Selon moi, la forme de langage la plus aboutie. J’ai énormément travaillé là-dessus. Relier les points, les idées, c’est mon destin. » Relier, aussi, les images et les mots, très présents dans ses différentes séries, sous forme de bulles, de phylactères, de notations, de titres…
À nouveau l’émotion affleure dans la voix. Gilles Barbier, qui passe pour un ours, serait donc un grand sensible ? Son insularité, cet isolement, la timidité maladive qui était la sienne, oui, sans doute, il en reste aujourd’hui encore quelque chose. Une méfiance vis-à-vis du milieu codifié de l’art contemporain, un complexe d’imposture aux airs de fanfaronnade. Et par voie de conséquence, une indépendance revendiquée à l’égard du marché. À son détriment, quand il renâcle à jouer le jeu des coteries. Tout à son honneur, quand il refuse de se répéter pour plaire. « Lorsque nous avons présenté les super-héros grabataires de l’installation « L’Hospice », à Bâle, en 2002, nous avons été approchés par Martin Margulies, grand collectionneur de Miami, qui les a achetés en quelques minutes. Cette œuvre a eu un succès médiatique énorme. Gilles aurait pu poursuivre la série et créer de nouveaux personnages. Mais il ne fonctionne pas ainsi », assure Georges-Philippe Vallois. C’est un écueil qu’il a pourtant frôlé avec sa série « Pawn », pions grimaçants aux yeux fermés, clones en modèle réduit de l’artiste grimé en pape, en papou ou en danseuse.
Au lieu de cela, Gilles Barbier entame au début des années 2000 son programme des « dessins noirs », définis par leur format et leur technique, et qui forment, une fois assemblés sur de grands tourniquets, des installations spectaculaires. Il commence également une petite traversée du désert, ce moment de disgrâce qui frappe les artistes ayant connu jeunes leur heure de gloire et auxquels on s’intéresse moins en milieu de carrière. « Résultat : une œuvre extrêmement conséquente et singulière, mais aucune exposition dans une institution parisienne », résume Georges-Philippe Vallois, qui rappelle cependant que plusieurs œuvres de Barbier sont dans des collections publiques, dont celles du Centre Pompidou, de plusieurs Frac et, depuis cet été, du Cnap.
Pour l’heure, Gilles Barbier ayant accepté de nous recevoir le jour du Seigneur, cela offre une transition parfaite pour évoquer sa prochaine exposition personnelle, en 2021, au Hangar à Bananes, à Nantes, et justement intitulée « Travailler le dimanche ». L’énoncé est une allusion directe au système de choix qu’il a mis en place à sa sortie des Beaux-Arts. Sa facilité – il compare son coup de crayon à l’oreille absolue des musiciens, un talent inné qui lui permet de tout dessiner – constitue alors quasiment un handicap. À cette virtuosité s’ajoute le fait qu’il a une idée à la seconde, et un esprit curieux que tout excite. Pour se fixer une direction, l’artiste en herbe imagine donc une méthode, « le jeu de la vie », librement inspirée de la logique des automates cellulaires et de la lecture de L’Homme-dé, de l’écrivain américain Luke Rhinehart, mettant en scène un homme qui joue aux dés sa faculté de décision. « Travailler le dimanche », tout comme « copier les pages d’un dictionnaire Larousse de 1966 », font partie des consignes qu’il s’assigne ainsi au hasard. Et qui, malgré sa « propension au délire », ont fini par construire des constantes dans son travail. « Nous avons pensé que c’était le moment d’inviter Gilles Barbier, estime Marie Dupas, chargée de programmation artistique et commissaire de l’exposition nantaise. Son œuvre, en rhizome, très riche n’a pas souvent été vue de façon généreuse en France. » En 2022, Gilles Barbier mettra également un pied au Louvre, hall Napoléon, dans le cadre d’une exposition sur le thème de la nature morte, où sera montrée The Treasure Room (Fourth Stomach), 2012, une monumentale gouache sur papier, composée de quatre panneaux, qui donne une idée prodigieuse de ce que l’artiste a dans le ventre, ou dans la tête, puisque c’est sans doute la même chose.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Gilles Barbier, franc-tireur surdoué
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : Gilles Barbier, franc-tireur surdoué