Chaque mois, Élisabeth Couturier présente un objet cher à un artiste. Ce mois-ci... Gilles Barbier.
Visiter l’atelier que Gilles Barbier occupe à la Friche la Belle de Mai, à Marseille, revient à effectuer une plongée dans les méandres de ses neurones en surchauffe. Ça ressemble à un immense capharnaüm de 350 m2 d’où émergent des peintures en cours, des montagnes de caisses en carton, des outils fatigués, des bombes aérosols, des pinceaux éparpillés au sol, des poubelles en plastique… On serait bien en peine d’y repérer un objet récurrent, un signe distinctif, un fétiche quelconque. Peut-être ce clone en cire représentant l’artiste grimaçant et présent dans plusieurs de ses œuvres, ou bien ces bulles type BD traînant un peu partout ? Erreur d’appréciation : la pensée « barbieresque » se veut sans limite. Elle défie tous les genres, les catégories, les pratiques uniques. Elle déborde de générosité. Son choix étonne, mais il l’explique avec brio : « J’ai choisi la conjonction ET car le ET défie le OU. Il permet de suivre plusieurs pistes à la fois. Pour moi, ce n’était pas gagné, j’ai été un enfant hypertimide, atteint d’une sévère tendance à la procrastination. Dans la bulle que je m’étais faite, je pratiquais le dessin et j’écrivais des histoires, mais j’étais bloqué, je ne terminais jamais rien. Pourquoi choisir ceci plutôt que cela ? Aux Beaux-Arts, je ne me sentais pas à l’aise avec l’idée de démarche et de cohérence. Le déclic s’est fait suite au visionnage d’un documentaire dans lequel Duchamp, interviewé vers la fin de sa vie, expliquait que faire de l’art c’est faire des choix, tout en démontrant le contraire, car le ready-made était à la fois une œuvre d’art ET un objet du quotidien ! Alors, j’ai compris que tout était ouvert… » À écouter l’artiste parler de l’étonnant et jubilatoire protocole qu’il a mis en place en 1992, son « Game of Life », soit un damier dont chaque case comporte un énoncé (ex. : « habiter la peinture », « partir à la conquête de l’espace », « faire quelque chose avec n’importe quoi », « se planquer dans l’atelier », etc.), on s’aperçoit que le désordre ambiant répond à une logique toute particulière. Un pion, un dé, le hasard comme fil conducteur : « J’avais biberonné L’Homme-dé de l’écrivain et psychanalyste Luke Rhinehart qui a choisi, un jour, d’interroger un dé pour décider de ses actions. J’étais aussi féru de sciences dures, entre autres, passionné par le monde de l’automate cellulaire inventé par John Horton Conway en 1970. De plus, j’adorais la BD et la science-fiction. » Le « ET » de Barbier s’appuie sur une méthode qui révèle un goût du jeu digne des écrivains oulipiens s’imposant des contraintes pour mieux laisser les aléas s’épanouir. Évidemment, son œuvre démontre l’extraordinaire plasticité de l’art contemporain. Elle le pousse chaque fois à aller plus loin et à rejouer, différemment, certains énoncés déjà mis en forme comme le démontre son fameux hospice où traînent les super-héros américains (Superman, Hulk, Batman…), devenus grabataires car ayant tous l’âge de leur copyright ! Les questions de style, de genre, de technique ou de médium se décident a posteriori pour garder la pleine liberté d’exécution (peintures, installations, sculptures, dessins, etc.). Seule la figuration qui touche plus directement le spectateur reste privilégiée. Le « ET » dont Barbier vante les mérites ne se cantonne pas non plus à la représentation de cette conjonction peinte à la main et au petit pinceau à l’intérieur d’un de ses vertigineux tableaux reproduisant des pages entières du dictionnaire Larousse de son enfance. Le « ET » de Gilles Barbier déborde sa définition. Il procède par ajout et prolifération, à l’image de la nature et de sa croissance, de l’univers et de son expansion. Ni plus, ni moins !
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Le "ET" de Barbier
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°705 du 1 octobre 2017, avec le titre suivant : Le "ET" de Barbier