Art contemporain

Gilbert & George

En quarante ans, Gilbert & George ont produit une métaphore controversée et populaire de la condition humaine. Portrait de moralistes

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 14 octobre 2009 - 1457 mots

La vie du célèbre duo d’artistes britanniques Gilbert & George se confond avec l’ensemble de son oeuvre

Pour Gustave Flaubert, un artiste devait être aussi régulier dans ses habitudes que violent et original dans son travail. Cette maxime va comme un gant au duo britannique Gilbert & George. Son mode de vie aussi rationalisé que réglementé détonne avec l’outrance émanant de son travail. « Nous n’avons pas un jour de libre, pas de maison à la campagne, pas de cuisine non plus. On ne fait jamais les courses et on n’achète qu’un à deux complets par an », confie George. Du british, les deux hommes arborent la parfaite panoplie : costume trois pièces impeccables, civilité et humour décalé. « Leur aspect formel, que les gens associent au caractère typiquement britannique, n’est rien de plus que l’apparence moderne, passe-partout, de n’importe quel professionnel dans le monde. Leur politesse et leur amabilité ne diffèrent guère de celles de n’importe quel senior », remarque l’écrivain anglais Michael Bracewell. « C’est un uniforme, ajoute Gilbert. Mao Tsê-tung portait bien un uniforme, pourquoi pas nous ? Nous sommes des gens normaux et bizarres à la fois. » Ces artistes attachants, vulnérables mais optimistes, dont la vie se confond avec l’œuvre, ressemblent à des personnages de fiction ou de music-hall. L’un donne la réplique à l’autre, comme dans une performance qui n’en finirait plus depuis leur rencontre en 1967, à la Saint Martins School of Art de Londres. « La première fois que je les ai rencontrés, j’ai cru qu’ils jouaient au bon et au mauvais flic, témoigne l’écrivain François Jonquet. J’ai révisé cette façon de voir. Souvent, George commence la conversation et Gilbert vient en appoint. Mais, quand on est aussi en accord sur tout comme ils le sont, on finit par se ressembler. » Au point de gommer les patronymes respectifs.

Imparfaits et fragiles
Les duettistes se présentent en 1969 comme « George le con et Gilbert la merde ». Le ton est donné ! Formés à la sculpture, ils considèrent alors tout comme sculpture, y compris eux-mêmes, tantôt sculptures vivantes, tantôt sculptures chanteuses. Ils restent depuis fidèles à un double principe : être au cœur de leur œuvre et produire un art pour tous. À deux, avec l’aide d’un seul assistant, ils composent leurs photographies à partir d’une banque de données de 200 000 images captées dans la rue. Tranchant avec l’hypocrisie d’une société anglaise corsetée, ils se mettent en scène, partageant avec le spectateur leurs imperfections et fragilités. En vrais sismogrammes de la société britannique, ils en ont décri l’aliénation et anticipé les changements. « Il n’y a en eux aucun écart entre ce qu’ils disent et ce qu’ils sont, souligne Suzanne Pagé, ancienne directrice du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Lorsque nous avions monté l’exposition, en 1997, ils étaient présents pour tous les publics. Ils comptent parmi les artistes les plus moraux que je connaisse. »
Dès la série Cherry Blossom en 1974, la construction en grille fait son apparition. Cette rigueur tranche avec leur processus, plus proche de l’écriture automatique, et le contenu de plus en plus sombre, voire sordide de leur travail. « Cette grille est aussi un outil de diffusion, qui leur donne la possibilité d’envoyer des œuvres de très grande taille à l’autre bout du monde », observe le galeriste bruxellois Edmond Francey. En quarante ans, les séries se sont enchaînées à un rythme tel que l’ancien conservateur de la Tate de Londres, Jan Debbaut, s’étonnait de leur fécondité en préparant leur rétrospective. Depuis 2002, l’usage du numérique a donné un tour plus kaléidoscopique à leurs œuvres. « Cela leur a permis de faire des compositions plus sophistiquées, des distorsions, superpositions, remarque Jill Silverman, directrice de la galerie Thaddaeus Ropac à Paris. Ils ont aussi pu utiliser des couleurs plus difficiles. Cela leur a donné plus de liberté avec un aspect visuel plus épicé. » Plus acide aussi, puisqu’ils n’hésitent pas à montrer le vieillissement de leur corps. Cette intrusion permanente de leurs personnes ne vire-t-elle pas au narcissisme ? « Il faudrait qu’on soit mieux fichus pour être narcissiques, répondent-ils ironiquement. Nous ne sommes pas plus narcissiques que Rembrandt pouvait l’être en faisant sans relâche son autoportrait. Lorsque les gens regardent nos œuvres, ce sont eux-mêmes qu’ils voient, pas nous. Ils y retrouvent toutes leurs inquiétudes, désirs, espoirs. On appuie sur le bouton humain. » Un bouton dont ils ont trouvé le ressort à Fournier Street, proche de la City et de l’East End londonien, où ils se sont installés voilà trente ans. « Ils ont compris que, dans les quelques rues autour de leur maison, ils trouvaient toutes les fibres volatiles, poétiques, tristes de la condition humaine, confie Michael Bracewell. Le sexe, la religion, l’argent, la politique, l’espoir et la peur, la maladie et l’amour, tout se trouvait dans ces rues. Comme Balzac, Zola ou Dickens, ils veulent montrer toutes les strates de l’existence moderne. Ils voient Fournier Street comme Fournier World. »
S’ils traitent sans mal du carcan sexuel du christianisme, auquel ils empruntent aussi la construction en vitrail, ils se gardent bien d’aborder les tabous de la religion musulmane. Ces artistes courageux seraient-ils devenus timorés ? « Nous ne voulons pas être tués. On a déjà forcé nos portes. Nous ne savons pas grand-chose de l’islam et si quelqu’un doit émettre une critique, c’est à des artistes musulmans de le faire », explique George. À l’inverse du collectif canadien General Idea, le duo n’a pas traité frontalement du sida sauf à travers la série For Aids Pictures en 1988. Une série qui introduisait dans leur travail les humeurs, le sperme, les pleurs et l’urine.

Miroir dérangeant
Bien qu’ils ne soient pas provocateurs de nature, ils ont vu leur œuvre, dérangeante, mise au ban des médias conservateurs. La bible de la classe moyenne britannique, le Sunday Times, les a régulièrement – et bassement – éreintés dans ses colonnes. Plus policées, les institutions anglaises ont, elles, brillé par leur indifférence jusqu’à ce que le couple soit désigné pour diriger le pavillon britannique à la Biennale de Venise en 2005. Le duo s’est engagé dans un bras de fer pour que sa rétrospective de 2007 ait lieu à la Tate Modern et non à la Tate Britain, réceptacle habituel des artistes britanniques. « Pour eux, nous sommes les méchants. Ils ne savent pas comment gérer notre travail. La Tate possède vingt de nos pièces sans jamais les montrer. Cela nous ennuie, mais c’est pour cela que nous nous battons toujours. Quand un artiste pense qu’il a gagné, c’est la fin de l’histoire, indiquent-ils. Nul n’est prophète en son pays. » Sans doute tendent-ils à l’Angleterre un miroir dans lequel elle ne souhaite pas se reconnaître.

Pour Jan Debbaut, « Gilbert & George poursuivent le rôle de fous du roi à une époque où la liberté de parole et la franchise ne sont plus pleinement respectées et protégées. » Car, malgré leur politesse et leur rigueur pointilleuse, ils sont incontrôlables. François Jonquet rappelle ainsi que « Gilbert & George ne jouent pas le jeu du milieu, fuient les mondanités, n’aiment pas les artistes et se méfient des influences possibles ». À commencer par les Young British Artists (YBA). Comment les duettistes ont-ils vécu leur carrière fulgurante, alors qu’ils ont dû ramer pendant vingt ans avant leur succès institutionnel tardif ? Que pensent-ils des écarts de prix alors qu’ils partagent aujourd’hui la même galerie (White Cube) que les YBA ? « Nous n’avions jamais vu d’aussi beaux jeunes hommes. Ils avaient l’habitude de dire qu’on était leurs parrains. On préfère penser qu’on est leurs marraines », bottent-ils en touche. Avant de poursuivre : « On a pris sur nous. C’est toujours mieux qu’une nouvelle génération de minimalistes ennuyeux. » « Beaucoup des YBA les considèrent comme des figures inspiratrices, au même titre que Beuys, Warhol, Koons et Nauman, insiste Michael Bracewell. Un dénominateur commun entre les YBA et Gilbert & George est le glamour. » Un glamour sans paillettes dans le cas des duettistes puisqu’ils remettent sans cesse leur métier sur la table. « Ils affichent un grand appétit de travail, sont d’une jeunesse extraordinaire, résume Edmond Francey. Leur souci ? Comment faire mieux. »

GILBERT & GEORGE EN DATES

1942 Naissance de George (Devon, Angleterre)
1943 Naissance de Gilbert (Dolomites, Italie)
1967 Rencontre des deux artistes
1971 Exposition « The General Jungle » à la galerie Sonnabend, New York
1986 Exposition au CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux
1997 Rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
2005 Pavillon britannique à la Biennale de Venise
2007 Rétrospective à la Tate Modern (Londres)
2009 Exposition à la galerie Thaddaeus Ropac (Paris) ; exposition à la galerie Baronian-Francey (Bruxelles) jusqu’au 31 octobre

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°311 du 16 octobre 2009, avec le titre suivant : Gilbert & George

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