Connue pour ses toiles brodées et ses nus pornographiques répétés à la façon de motifs, l’artiste engagée n’a pas exposé en France depuis dix-huit ans. À Tours, le CCC OD offre de (re)découvrir cette artiste féministe que nous sommes allés rencontrer à New York.
Au niveau de la 139e Ouest, les rues de Harlem, avec leurs habitations à perron serrées les unes contre les autres, font un peu penser à celles de Brooklyn. Ghada Amer y a acheté une maison à la fin des années 1990. « C’était une ruine », précise-t-elle pendant que nous retirons nos chaussures dans l’entrée, en admirant les boiseries sculptées et le salon spacieux qui ouvre sur la cuisine avec vue sur un étroit jardin. « La première année, en 1997, j’avais peur de sortir dans la rue », confie l’artiste dans un éclat de rire. Aujourd’hui, le quartier s’est embourgeoisé, on y entend même parler le français, nombre d’expatriés s’y étant installés. La voici donc rattrapée – poursuivie ? – par une culture qui lui a longtemps tenu lieu d’horizon. Née au Caire d’un père diplomate amoureux de la France et d’une mère exerçant la profession d’ingénieure, Ghada, comme ses sœurs, a très tôt appris la langue de Molière, avant de déménager à Nice avec sa famille, âgée de 11 ans à peine. Son langage artistique, lui, s’est forgé entre le monde arabe, la France post-68 et la découverte, adulte, des États-Unis. Avec, au départ, une question : qu’est-ce que cela signifie d’être une femme ?
À l’École des beaux-arts de Nice, bientôt transformée en Villa Arson par l’arrivée à sa direction de Christian Bernard, cela impliquait de ne pas apprendre à peindre. Les filles, allez voir ailleurs ! Ce veto machiste demeuré figé comme un os dans le corps enseignant, Ghada l’a encore en travers de la gorge. D’autant que, cherchant fébrilement dans l’histoire de l’art quelques aînées illustres auxquelles se référer, elle n’en trouva pas. « Le pire, c’est que l’on considérait que c’était normal ; on ne remarquait même pas cette absence des femmes », enrage-t-elle encore. Dans cette société qu’elle avait rêvée libérale, la peinture était donc de sexe masculin ?Cette question de genre va orienter toute sa production, comme en témoigne une de ses premières œuvres, discret manifeste : Cinq femmes au travail (1991). Soit quatre silhouettes cousues de fil rouge saisies dans l’accomplissement banal de tâches domestiques (les courses, la cuisine, le ménage…). La cinquième femme, invisible, c’est l’artiste elle-même, occupée à tirer l’aiguille pour esquisser cette imagerie archétypale de la condition féminine, et mieux la questionner avec une technique vernaculaire, la broderie, déplacée l’air de rien dans le champ de l’art. Toute l’ironie, l’audace et la force de l’œuvre de Ghada Amer sont déjà là. Elle n’a pas trente ans et elle a trouvé son médium, sa façon à elle, de « faire de la peinture », en composant avec les clichés.
Cette assurance nouvelle, c’est sans doute à un séjour de quelques mois aux États-Unis, où elle est partie rejoindre une de ses sœurs, qu’elle la doit. La période est propice : New York, en pleine effervescence artistique, regorge de graffitis. Quant à l’université de Boston, où Ghada s’inscrit pour deux trimestres, c’est une des tribunes des artistes féministes Barbara Kruger, Jenny Holzer ou Rosemarie Trockel. Leurs œuvres et leurs revendications font forte impression sur la jeune étudiante. Mais la France lui manque. Elle y revient pour présenter, bientôt, deux expositions (l’une à la galerie Météo, l’autre au Centre Jules Verne, à Brétigny-sur-Orge) et faire un pénible constat : elle ne vend pas. Ajoutant à son découragement, sa demande de nationalité lui est refusée à trois reprises. « C’est encore douloureux quand j’y pense », avoue-t-elle, le visage soudain assombri. Comment sortir de cette impasse ?
Responsable des arts plastiques à l’Hôpital éphémère, lieu d’art alternatif très officiellement inauguré par Jack Lang en 1992, Maya Rodovsky se souvient du mélange de provocation et de patience de cette jeune artiste admise sur dossier, qui non seulement « cousait à la main ses images de femmes inspirées de romans-photos, mais, à l’époque, fabriquait aussi elle-même ses châssis. Sa démarche était à la fois visuelle et très conceptuelle. » En choisissant pour modèles des images de « femmes à plaisir » tirées de magazines pornographiques, Ghada Amer pousse très vite plus loin son jeu sur les conventions culturelles et esthétiques : que peut-on montrer et comment le représenter ? Maya Rodovsky garde le souvenir précis du jour où, entrée par hasard dans son atelier, elle se trouva face à un tableau brodé montrant « une rangée de femmes penchées en avant, harnachées de porte-jarretelles, les yeux mi-clos, toutes pareilles… J’étais subjuguée. Je lui ai dit : “Je veux cette toile”. Je l’ai toujours, c’était sa première toile érotique ! À l’époque, personne ne lui achetait rien. »États-Unis, Europe de l’Ouest, Grande-Bretagne, Afrique, Moyen-Orient…, l’œuvre de Ghada Amer est à présent collectionnée un peu partout dans le monde. En avril dernier, lors de l’exposition personnelle que lui consacrait sa galerie new-yorkaise, Cheim & Read, les prix de ses tableaux oscillaient, selon leur format, entre 150 000 et 250 000 dollars. Femmes aux poses lascives, toujours les mêmes, rehaussées d’explosions de couleurs ou au contraire fondues dans un blanc monochrome crémeux, les grandes trames surjetées côtoyaient à cette occasion une importante et récente production de céramiques.
Partie s’installer aux États-Unis en 1995 (d’abord en résidence dans une université de Caroline du Nord, puis à New York), l’artiste y a trouvé un soutien et des relais qui lui faisaient cruellement défaut en France. C’est la grande Annina Nosei, galeriste, entre autres, de Barbara Kruger et de Shirin Neshat, connue pour avoir lancé la carrière de Jean-Michel Basquiat, qui organise sa première expo à Chelsea, en 1996. Il faudra cependant attendre deux ans et un deuxième solo show pour que les acheteurs soient au rendez-vous. Avec le succès vient la notoriété : en 1999, Ghada Amer participe à la Biennale de Venise – participation distinguée par le prix de l’Unesco –, et se voit commander des installations partout dans le monde, de Barcelone à Pusan, en Corée du Sud.
Elle appelle « jardins » ces dispositifs mêlant dans l’espace public éléments naturels et messages en toutes lettres, grâce auxquels elle expérimente une nouvelle forme d’expression. Dans le cadre de sa première – et, jusqu’à cette année, unique – exposition monographique dans une institution hexagonale, au CCC de Tours, en 2000, elle réactive ainsi un Love Park initialement créé à Santa Fe (Nouveau-Mexique) : une série de bancs où s’asseoir en couple, mais dos à dos, face à des panonceaux reprenant des assertions aussi contradictoires que convenues sur l’amour – par exemple, « Je t’enlacerai, tu t’en lasseras ». Caustique ? En pleine guerre d’Irak, elle réalise pour le jardin botanique de Miami un Peace Garden : le symbole universel de la paix tracé dans l’herbe y est constitué de plantes carnivores. Lors du cocktail d’inauguration, divers insectes sont servis afin que les invités en nourrissent les végétaux carnassiers. Ghada en rit encore.
Reste que son travail est désormais pris très au sérieux : en 2002, elle intègre la puissante galerie Gagosian. Le marchand lui offre son premier solo show à Londres, puis à Los Angeles (2004). Elle reprend cependant son indépendance en 2008 : « Je me sentais perdue dans cette galerie qui grandissait plus rapidement que moi. » Cette même année, la voici pourtant consacrée par une rétrospective au Brooklyn Museum, « Love Has No End ». Maura Reilly, à l’initiative du Elizabeth A. Sackler Center for Feminist Art, en est la commissaire. Cette activiste engagée signe également le texte d’introduction de la superbe monographie de Ghada Amer éditée en 2010 (éditions Gregory R. Miller & Co.). Elle y souligne le dialogue que l’artiste a noué avec les maîtres de la peinture américaine moderne : Jackson Pollock, Josef Albers, Frank Stella, Robert Motherwell, Andy Warhol… Longs fils pendants à la manière des drip paintings, compositions géométriques ou abstraites mimant celles de Morris Louis ou de Franz Kline, autant d’hommages ambivalents dans lesquels Maura Reilly voit « une stratégie d’appropriation postmoderne visant à démythifier le territoire masculin de l’art d’après-guerre ». Disons que Ghada règle ses comptes avec tous les modèles.
Féminisme, érotisme, art textile, art musulman… : l’œuvre de Ghada Amer se prête à de nombreuses thématiques sans se réduire à aucune, elle-même préférant laisser l’interprétation ouverte. Ultime pied de nez, cette féministe convaincue signe depuis plus de quinze ans un travail en duo avec son vieux compagnon de route Reza Farkhondeh, un artiste iranien rencontré sur les bancs des Beaux-Arts en 1988. Incapables, de leur propre aveu, de cohabiter pacifiquement entre les quatre murs d’une cuisine, ces deux-là partagent depuis toujours l’espace de l’atelier. Ils en sont venus à partager aussi l’espace de la toile. Ce qui avait commencé comme un passe-temps – au début des années 2000, Reza, entre désœuvrement et dépression, se mit à peindre en son absence sur des tableaux inachevés de Ghada – s’est poursuivi comme une collaboration fructueuse. « Dans un silence parfait », se félicite Reza Farkhondeh. « C’est toujours libre et ouvert, explique Ghada. Reza ne travaille que sur certaines peintures, ses interventions sont très variables. Il n’y a aucune règle, parfois c’est lui qui commence, et il nous arrive même d’échanger nos motifs : il dessine des femmes, je trace des fleurs. Il est comme un enfant avec la peinture, sans aucune inhibition, je trouve cela très beau. » Cette complicité établit d’évidence une source d’inspiration renouvelée pour cette bosseuse acharnée. Et lui donne aussi l’énergie d’explorer d’autres voies, comme la sculpture, à laquelle elle se confronte depuis quelques années.
Le CCC OD de Tours, qui accueille cet été sa deuxième exposition monographique dédiée à Ghada Amer, présente quelques prototypes, à échelle réduite, de ses toutes nouvelles figurines en métal froissé. « Nous avons choisi de montrer des œuvres très récentes, et nous allons réactiver le Cactus Painting dans la nef », rapporte Alain Julien-Laferrière, le directeur du Centre, ajoutant : « Sa façon de jouer avec les zones d’ombre et la lumière, son sens de la couleur… C’est une très grande artiste. » Est-elle attendue en France, où son travail a été très peu montré ces dernières années ? Il en est convaincu : institutionnels, collectionneurs, marchands, « tout le monde a envie de revoir Ghada Amer ».
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Ghada (douce) Amer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : Ghada (douce) Amer