Art contemporain

Franz Gertsch - le réel sublimé

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 16 mai 2014 - 955 mots

TOULOUSE

Bienheureux les Abattoirs de Toulouse qui accueillent l’artiste suisse dans le cadre du Festival international d’art, et lui organisent ainsi sa première exposition d’envergure en France. Un événement.

Debout, face à une toile immense qui mesure facilement trois mètres de haut par quatre de large, il s’apprête à se mettre au travail. Le film que l’on peut voir sur Internet montrant l’artiste dans son atelier est un moment rare. Franz Gertsch n’est pas du genre médiatique et son œuvre est une denrée pareillement économe. À 80 ans, après plus de quarante ans de pratique, son catalogue raisonné ne compte pas plus d’une soixantaine de numéros : des toiles toujours de grand format, voire monumentales, aux motifs de portraits rapprochés, individuels et en groupe, ou de paysages et de végétations denses, voire invasives. Point commun à tous ses tableaux, une forme de réalisme radical qui joue de l’illusion photographique et qui interroge la réalité, dans cette veine que l’on qualifie ordinairement d’hyperréalisme. Mais les œuvres de Gertsch vont bien au-delà du simple formalisme qui est rattaché à ce mot ; elles entraînent le regard au questionnement fondamental de la finalité de la peinture dans sa relation au réel : se doit-elle de le reproduire ? De l’interpréter ? Ou de le transcender ? À l’expérience visuelle de ses tableaux, la réponse est sans ambiguïté : Franz Gertsch quête après une vision sublimée du monde, comme ses gravures – un autre médium auquel il se consacre volontiers – en témoignent par ailleurs.

Un Peintre témoin de son temps
Bienheureux les Abattoirs de Toulouse qui accueillent l’artiste dans le cadre du Festival international d’art et lui organisent ainsi sa première exposition personnelle en France, outre celle de gravures que le Centre culturel suisse avait accrochées sur ses cimaises parisiennes voilà treize ans. Normal, Franz Gertsch est citoyen helvète, originaire de Mörigen (Morenges en français), dans le canton de Berne ; il vit et travaille à Rüschegg-Heubach et l’on trouve depuis 2002, à Burgdorf (Berthoud), dans ce pays du Mittelland suisse, à l’est de la capitale fédérale, un musée à son nom. Reconnu chez lui, apprécié des Américains, l’artiste n’a pas vraiment rencontré en France toute l’attention que mérite son art, sauf à considérer celle que lui prête une nouvelle génération d’artistes apparus depuis quelques années et qui ont contribué à réactiver le regard sur la peinture figurative. Ils s’en sentent notamment familiers par la façon dont Gertsch recourt à la photographie comme modèle intermédiaire entre le réel et l’image peinte.

C’est Jean-Christophe Ammann, l’une des plus grandes figures de l’art contemporain de ces quarante dernières années, co-organisateur avec Harald Szeemann de la mythique Documenta 5 de Kassel en 1972, qui y a révélé au public le travail de Gertsch. Intitulé Medici (1971), l’œuvre qu’il avait choisie pour figurer dans la section des iconographies contemporaines y a fait sensation. Cinq jeunes gens, cheveux longs, vestes en cuir et jeans, sont appuyés sur une barrière colorée que barre le haut de l’escalier du Kunstmuseum de Lucerne en haut duquel ils se trouvent. Ils montrent l’air festif et insouciant d’une joyeuse sortie entre amis. Entendu au meilleur sens de l’expression, Franz Gertsch est un excellent « peintre témoin de son temps » et son œuvre en décline toute une iconographie extrêmement minutieuse. Proche dans les années 1970 de Luciano Castelli, vedette de la scène lucernoise, il en a brossé toute une série de portraits qui sont aussi une photo de l’état de la société, comme il en est du cycle qu’il a réalisé à peu près à la même époque sur Patti Smith, la légendaire chanteuse de rock.

Un cinquième de la production du peintre à Toulouse
Au travail, Franz Gertsch appartient à cette qualité d’artistes qui, s’ils peignent d’après photographie, n’en exploitent pas moins les bonnes vieilles recettes du passé. La projection fait office de mise aux carreaux, dessin et peinture font corps, l’artiste fabrique lui-même ses pigments et il s’appuie sur un grand bâton pour atteindre certaines parties de sa toile sans toucher au reste ; quant à la technique de gravure sur bois qu’il affectionne, c’est celle du criblé, ancien procédé de gravure sur métal travaillé en relief et criblant la surface de petits creux, et il l’exerce sur des papiers japonais soigneusement sélectionnés. Dans les deux cas, il y va d’une exigence totale et d’un labeur sans fin. En tout, l’artiste possède une maîtrise absolue, jouant en peinture des effets de nets et de flous en quête d’une indétermination figurée par rapport au modèle photographique, qui jette le trouble. Le choix du peintre de travailler exclusivement sur ce mode tient au constat qu’il a fait très tôt que « l’homme s’est habitué à considérer la réalité photographique comme le rendu maximum du réel ». De fait, ses portraits individuels ont une présence incroyable et, en groupe, ils sont d’une vérité quotidienne ; ses paysages relèvent d’un tel naturalisme qu’on aspire à s’y promener. Si l’exposition toulousaine ne rassemble que treize numéros, cela représente quand même un cinquième de toute la production du peintre. Sujets, formats et types d’objets en composent un florilège pertinent et puissant, une occasion à ne pas manquer d’aller à la (re)découverte de cette œuvre discrète mais essentielle. Dans tous les cas, de découvrir le tout dernier tableau du maître. 

Repères

1930 : Naissance à Mörigen, en Suisse

1947-1950 : Études à l’école d’art de Max von Mühlenen à Berne

1978 : Participation à la Biennale de Venise

À partir de 1986 : Il se consacre à la gravure sur bois

2002 : Ouverture du Musée Franz Gertsch à Burgdorf en Suisse

2014 : Exposition aux Abattoirs de Toulouse à l’occasion du Festival international des arts. Il vit et travaille à Rüschegg-Heubach, en Suisse

Festival international d’art de Toulouse, « Franz Gertsch »

Du 23 mai au 22 juin. Les Abattoirs de Toulouse (31). Ouvert du mercredi au vendredi de 10 h à 18 h, le samedi et dimanche de 11 h à 19 h. Entrée libre.
www.toulouseartfes tival.com
www.lesabattoirs.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Franz Gertsch - le réel sublimé

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