Depuis les années 1990, l’artiste est l’auteure d’une œuvre personnelle et suggestive, volontiers ambiguë et transgressive, qui échappe à toute interprétation.
Lorsque qu’on pénètre dans la première salle de la rétrospective consacrée à Françoise Pétrovitch, au Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture, à Landerneau, une chose frappe d’emblée : le grand écart entre le tout petit et le monumental. Ici, des petits dessins réalisés au début des années 1990 sur des pages de cahiers d’écolier ou de livres imprimés. Là, des Vanités de 2020, lavis d’encre sur papier se déployant sur plus de 3 mètres de longueur. Une modification de l’échelle qui induit un rapport à l’espace et au corps différent, tantôt de manière concentrée, mentale, intériorisée, tantôt plus en puissance, de manière ample, chorégraphique. Dans ce grand écart réside la singularité du travail de Françoise Pétrovitch. Quelque chose qui est de l’ordre du jeu, du plaisir renouvelé. Une grande liberté d’aller où bon lui semble, dans le renouvellement des échelles comme des techniques et des sujets. « Dès que l’ennui pointe, elle change, passant d’une technique, d’une échelle, d’un sujet à l’autre avec beaucoup d’aisance et de plaisir », note Benoît Porcher, le galeriste de l’artiste.
Au début des années 1990, Françoise Pétrovitch réalise donc ses premières œuvres sur des supports détournés : vieux cahiers d’écolier des années 1940 ou livres imprimés trouvés en chinant. Petites choses du quotidien que l’artiste transforme et s’approprie avec un humour critique caractéristique des débuts. Le travail « est devenu un peu plus grave » par la suite, souligne l’artiste. Faits de collages, d’huile ou de crayons de couleur, les dessins réalisés sur les cahiers répondent à des injonctions écrites. Critiquant avec humour les symboles du pouvoir, de la religion au patriarcat, Françoise Pétrovitch habite les pages de petites figures qui suggèrent plus qu’elles ne disent. Apparitions poétiques, évoquant la vie, l’amour, la liberté, ces figures monochromes surgissent sur le fond blanc de la page. Seules, sans décor, sans objet. Comme le seront souvent les figures dans l’œuvre de Pétrovitch.
Autre série, datant celle-ci de 1992 : L’Accouchement (dédicacé à Lucie), que l’artiste réalise à la naissance de sa fille, est un ensemble de quinze petits dessins aux techniques mixtes dans lesquels François Pétrovitch colle divers tissus et autres petites choses du quotidien, comme un menu d’hôpital ou un fragment d’emballage de ceinture ombilicale Urgo. Dans ces visions intimistes, qui métamorphosent les petits riens d’une réalité triviale, Françoise Pétrovitch représente le thème de la grossesse et de l’accouchement, non de manière idéalisée, mais au contraire dans ce qu’il sous-tend de souffrance, physique et mentale. L’artiste pose ainsi des questions féministes, librement, sans militantisme. Ce que suggérera aussi, plus tard, la série Poupée, moins représentation de l’enfance que métaphore de la femme. Figures tronquées, inquiétantes, en écho à la condition féminine, aux femmes battues.
Dans ces premiers dessins, au début des années 1990, il y a aussi Les Regards d’Ingres, série de petits dessins réalisés au crayon de couleur à partir de portraits et d’autoportraits peints par Ingres. Dans ses dessins, Françoise Pétrovitch se focalise sur les regards. Elle s’attache à l’essence de son motif. Des fragments en suspens dans le vide du papier. « À cette époque-là, j’aimais beaucoup regarder Ingres », confie l’artiste. « J’adorais ses dessins, très précis mais jamais scolaires. Faussement précis, leur réalisme mène à la fiction. » C’est à travers les livres surtout, et au musée, que Françoise Pétrovitch forge son regard sur la peinture. Degas, Manet, Titien. Ce qu’elle y regarde en premier ? La plasticité, le cadrage, la touche. L’amour d’un morceau de peinture, bien avant le sous-texte et la conceptualisation.
Cet amour de la peinture, fondateur de son apprentissage, Françoise Pétrovitch le ressent aussi dans le mouvement figuratif qui émerge dans les années 1980. La jeune artiste a à peine 20 ans, elle ne prendra pas ce train qui déferle sur le devant de la scène. « J’étais trop jeune, je regardais de loin. Je regardais Jean-Charles Blais, Francesco Clemente, Sandro Chia… Mais je ne me reconnaissais pas dans l’explosion colorée de la Figuration libre ; c’était trop truculent pour moi. » Mais dans ce renouveau figuratif toutefois, Françoise Pétrovitch voit un amour de la peinture qui lui parle. Une vitalité, un souffle de liberté. Cet amour originel pour la peinture se manifestera, dans son travail, par un attachement à la matière, à la dimension corporelle du faire. Peinture, lavis d’encre, dessin, gravure, sculpture : l’artiste travaille avec la main. Par évidence. « Je ne pensais pas faire autrement. » Il y a là, bien sûr, une forme de « résistance » au « monde mécanique, hyperindustrialisé, mondialisé ». Mais il y a là aussi toujours une forme de « plaisir ». Ce plaisir se lit dans le renouvellement des supports, des techniques. Plaisir d’être libre dans le faire, sans se soumettre à une quelconque narration prédéfinie. Explorer. Laisser aller la matière et ses aléas, entre figures et défigures.
Qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux, de portraits ou de natures mortes, les sujets traités par Françoise Pétrovitch s’incarnent dans des images hétérogènes et ambiguës. Si elle utilise la photographie comme base de travail, pour capter une pose, une gestuelle, l’artiste peint sans photographie sous les yeux. « C’est comme le souvenir de quelque chose et, parfois, j’oublie, il y a des absences. » L’image porte ce travail de décantation par la mémoire. Le réalisme de son motif est toujours trafiqué, fragmenté, brouillé.
« Dans le travail, il y a des moments où les choses sont précises et d’autres où ça m’échappe, je veux dire quelque chose et, en même temps, tout est confus. » Dans ces va-et-vient, dans les aléas de la matière, l’image se construit de manière hétérogène. Ici le vide, là le plein. Ici la couleur, là le noir. Ici un trait qui précise, là un aplat qui dilue. Les figures se donnent et se retirent. Fragmentées. Masquées. Tantôt présentes, très écrites, tantôt fantomatiques, floues, indistinctes. Et il y a bien sûr, dans cette hétérogénéité de la forme un écho à l’ambivalence des êtres. Un va-et-vient permanent entre attirance et répulsion, beauté et laideur, innocence et cruauté. Le magma de la matière ne cesse de suggérer celui de l’intériorité.
Le travail de Françoise Pétrovitch cherche une forme d’épure. Épurer au maximum par une technique presque minimaliste. Ne garder qu’un trait, une silhouette, une ombre, un fragment de visage. Ne garder que du gris, du noir et du blanc. Et, lorsque la couleur jaillit, c’est un contraste mesuré, par le choix d’une teinte. Là, orange, là, bleu. Épurer au maximum ce qui raconterait trop. Une figure. Mais pas de mouvement, pas d’action, pas de jeu de regards, pas de fond, pas de décor. Éviter les pièges de l’illustration, de la narration, pour mieux garder l’œuvre ouverte, libre d’interprétations. Comme le souligne Benoît Porcher : « Françoise Pétrovitch n’a pas son pareil pour faire une œuvre où le regardeur a toute sa place. À chacun ensuite de s’approprier l’œuvre et de construire son histoire. »Ce processus de décantation se retrouve dans la manière dont elle s’approprie les motifs issus de la tradition chrétienne. Les sujets sont épurés à l’extrême. Les « étendus » peuvent faire écho à l’iconographie du gisant ou des dépositions du Christ. Hormis un oiseau surplombant les corps qui, partiellement caché, évoque le symbole du Saint-Esprit, ces représentations épurées s’écartent toutefois d’une source trop littéralement évoquée. Ces corps, dont on ne sait s’ils dorment, rêvent ou gisent au sol, souffrants, demeurent indéterminés, anonymes. Ils demeurent suspendus dans l’espace et le temps. Entre l’intime et le collectif, le présent et l’archétype. Avec la série des Saint Sébastien, Françoise Pétrovitch tente de rendre sensible ce qui la touche dans ce sujet emprunté à l’histoire de la peinture, « la beauté, la jeunesse souffrantes ». Du motif, elle ne garde qu’un point de vue resserré sur le corps et les flèches. « Pas besoin de rouge, pas besoin de rajouter autre chose ; c’est comme un retour à l’essence de la peinture. »
Épurer l’œuvre, c’est travailler à ce qu’elle suggère plus qu’elle ne dit. La peinture est « un art silencieux », c’est ce que l’artiste recherche : éviter le « bavardage ». La série Nocturnes matérialise tout particulièrement cette quête de beauté silencieuse. Hommage à l’histoire de la peinture et à la vanité, chaque œuvre se focalise sur un motif comme un poème se recentre sur l’essentiel. Un os, un gant, une fleur, un oiseau, un chien. Aucun élément, ni décor, ni action particulière, ne vient indiquer une narration précise. Seule l’immobilité silencieuse suggère une tension dramatique. Tout comme l’usage du noir et du rouge, denses et mats, ainsi que l’éclairage particulièrement faible. Dans ces Nocturnes, lorsqu’un personnage est représenté, il n’apparaît que de dos, le visage baissé ou les yeux bandés. Il n’y a pas ici l’échange qu’induit la frontalité des regards ouverts représentés dans d’autres œuvres. Cette rupture participe à accentuer le caractère introspectif de l’image.
Le silence du dessin prend une dimension toute particulière lorsqu’il se trouve confronté au son, dans les installations vidéo que Françoise Pétrovitch réalise avec Hervé Plumet : Échos et Le Loup et le Loup. Résonnant avec le reste de l’exposition, à Landerneau, les vidéos contiennent tout ce qui fait la singularité du travail de Françoise Pétrovitch. L’épure formelle. Le rythme des cadrages et de la fragmentation de l’image. Le jeu entre le vide et le plein. Le trait et la réserve. La précision et la confusion. L’intime et le collectif. L’ombre et le double. La figure et sa dissolution. La présence et la disparition. Le jeu et le drame. Dans Échos, le son orageux réalisé à partir de bruits d’eau et d’une guitare électrique accentue la tension des images. C’est par le rythme du montage que le son fait écho au silence de la ligne, qu’il l’exacerbe et en révèle la puissance suggestive.
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Françoise Pétrovitch, la liberté du silence
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°749 du 1 décembre 2021, avec le titre suivant : Françoise Pétrovitch, la liberté du silence