France-Allemagne : histoires croisées à la Biennale de Venise

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 24 juin 2013 - 853 mots

De mémoire de pavillons nationaux, on n’avait jamais vu cela dans la Sérénissime. La France et l’Allemagne échangent leur pavillon le temps de la Biennale 2013. Explications...

De mémoire de Biennale de Venise, cela ne s’était encore jamais vu. Que deux pays décident d’échanger leur pavillon respectif, le concept est pour le moins surprenant. À se demander quel message il y a là-dessous. Pour réponse officielle, il a été argumenté que « le dialogue international joue aujourd’hui, dans le monde de l’art, un rôle essentiel qui se caractérise bien plus par la perméabilité des sphères culturelles que par la rigidité des frontières nationales ». Un état de fait dont on nous dit par ailleurs que l’idée courait depuis longtemps, mais n’avait jamais abouti.

C’est donc chose faite : Anri Sala, représentant de la France d’origine albanaise, expose dans le pavillon allemand et, inversement, les artistes invités par l’Allemagne – le Chinois Ai Weiwei, le Franco-Allemand Romuald Karmakar, le Sud-Africain Santu Mofokeng et l’Indienne Dayanita Singh – s’installent dans le pavillon français.

Que faut-il en penser ? Il est sans doute un peu trop tôt pour le dire. Sur le plan du principe, on nous dit encore qu’« en outre, les commissaires ainsi que les artistes s’identifient à la vision d’une culture européenne commune, partie intégrante d’une communauté culturelle globale ». L’art voudrait-il venir à la rescousse du politique pour tenter de rabibocher une situation qui bat de l’aile, on n’imaginerait pas mieux. Ce serait toutefois oublier une autre motivation, et non des moindres, celle qui est portée par le cinquantième anniversaire du traité de l’Élysée, c’est-à-dire de l’amitié franco-allemande.

Il ne s’agit donc pas de considérer l’événement à la mesure d’un grand match entre deux nations, mais bien plutôt d’une dynamique prospective d’échanges à visée européenne et à valeur universelle. La France et l’Allemagne, une nouvelle fois main dans la main, en phare symbolique d’une Europe régénérée.

L’histoire prédominante
Pour les pavillons français et allemand, l’année 1993 restera à jamais celle d’un cru particulièrement puissant. Les deux institutions, édifiées face à face dans les Giardini, présentaient respectivement Jean-Pierre Raynaud et Hans Haacke. Deux propositions plastiquement opposées, mais également adossées à des interrogations tant philosophiques que politiques. Le premier avait recouvert la totalité des surfaces des cimaises du pavillon de plusieurs milliers de carreaux de céramique à l’image mortifère d’un crâne : réflexion sur l’idée de vanité et référence à la guerre alors en Bosnie, toute proche. Le second avait défoncé la totalité du sol du pavillon allemand, qui se présentait de la sorte dans un état complet de ruines : réflexion sur l’histoire d’un bâtiment dont le dessin architectural avait été modifié sur ordre d’Hitler pour adhérer à l’esthétique nazie et dont le projet de démolition faisait débat.

Vingt ans plus tard, les interventions des uns et des autres en appellent à des préoccupations d’une tout autre nature. Intitulée Ravel Ravel Unravel, celle d’Anri Sala est fondée, d’une part, sur la différenciation d’interprétation au piano d’une même musique par deux musiciens et sur les problématiques de spatialisation sonore et de décalage temporel de la projection des deux films qui en ont été faits ; de l’autre, sur deux autres films d’une DJ cherchant à mixer ces deux interprétations pour les faire se rejoindre.

La prestation d’Anri Sala procède d’une sorte de défi, d’une course impossible dans cette interrogation qui est la sienne des rapports de l’espace et du son et de l’invasion de l’un par l’autre. Le choix de l’image filmée dans laquelle s’informe son travail depuis ses débuts souligne plus particulièrement l’importance qu’il accorde au corps. Tout y est en effet concentré sur la main gauche qui joue et l’incroyable chorégraphie qu’elle suggère. Creusant ainsi la différence de jeu entre deux virtuoses, il pointe du doigt tant la question essentielle de la reproduction en art que celle de la distinction des arts plastiques et sonores, tout en cherchant à les réunir. Responsable du pavillon allemand, installé dans celui de la France, Susanne Gaensheimer a choisi des artistes de nationalités différentes pour éviter toute « unité hermétique nationale ». Si l’on connaît les positions dissidentes d’Ai Weiwei face au régime chinois et les tracas auxquels celui-ci le soumet, on est beaucoup moins familier des trois autres artistes. Scénariste et producteur, Romuald Karmakar réalise des « minifilms » qu’il met en ligne sur son site Internet, cinekarmakar. Ce sont de petites unités qui balancent entre documentaire et fiction sans que l’on sache vraiment ce qu’il en est. Auteur d’une série intitulée 19 Clips for 19 Days, il a notamment réalisé à Venise, quelques pépites sur la cité des Doges dont le son le dispute à l’image.

Quant aux deux autres artistes, ils sont tous deux photographes : Santu Mofokeng développe un travail à résonance politique au regard de la loi foncière de la période de l’apartheid, dans un jeu de comparaison entre le passé et le présent, et Dayanita Singh compose, lors de ses voyages à travers l’Inde, de petits journaux photographiques qui mêlent aux images glanées ici et là celles de sa famille, le tout livré sans aucun commentaire, instruisant un certain mystère.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°659 du 1 juillet 2013, avec le titre suivant : France-Allemagne : histoires croisées à la Biennale de Venise

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