Ernest Pignon-Ernest serait-il « mal regardé » ? Campé en dessinateur académique, en artiste engagé et en pionnier du street art, l’artiste trace pourtant depuis soixante ans un sillon irréductible aux étiquettes, et qui pourrait bien consister à « habiter poétiquement le monde »…
Il aura suffi que l’Atelier Grognard à Rueil-Malmaison réunisse dans une exposition « Papiers de murs » les estampes d’Ernest Pignon-Ernest pour faire naître une interrogation. L’artiste est né en 1942, il aura 80 ans l’an prochain : l’âge des rétrospectives serait-il venu ? Une exposition serait en préparation en Bretagne, mais l’épidémie de Covid-19 en rend la tenue, la date et donc l’annonce incertaines. En revanche, un tel projet ne semble à l’ordre du jour ni au Musée d’art moderne de Paris, ni au Centre Georges Pompidou. L’artiste y trouverait pourtant un sens : en 1979, Suzanne Pagé l’invitait à exposer à l’Arc, antenne chercheuse du Musée d’art moderne, et donnait une légitimité à une démarche inclassable, tendue entre dessin et approche quasi conceptuelle de l’espace public. Depuis, Ernest Pignon-Ernest chemine dans une relative indifférence des institutions. « Je n’ai aucune relation avec elles, et mes œuvres ne figurent pas dans les Frac », note-t-il lors de notre rencontre à la Ruche, où il vit depuis 1973.
Il est pourtant l’un des artistes français les plus connus du grand public et sans doute l’un des plus populaires. Ses représentations de Rimbaud ont été reproduites des milliers de fois, et chacune de ses expositions attire les foules bien au-delà des cercles habituels de l’art contemporain : plus de 90 000 visiteurs au Mamac de Nice en 2016, et près de 500 000 pour « Ecce homo » au palais des Papes à Avignon en 2019-1920. Il connaît aussi une postérité nombreuse dans le champ du street art, dont il est tenu pour l’un des pionniers : « JR dit souvent que son travail vient du mien », raconte-t-il.
D’après Jean Frémon, codirecteur de la Galerie Lelong qui le représente, ce sont les mêmes raisons qui expliquent l’engouement du public et la défiance des institutions. « Tout le monde sait que les succès et les échecs reposent sur des malentendus », explique-t-il. Dans le cas d’Ernest Pignon-Ernest, André Velter a suggéré que ce malentendu serait en fait un « mal regardé ». « On croit que son travail est à base de dessin académique, alors que le dessin n’est chez lui qu’un moyen au service d’une idée », explique le poète. Velter, à qui revient l’heureuse formule, confirme : « Le mal regarder consiste à vouloir cadrer l’ensemble de son intervention, à rétrécir le réel en ne se souciant que du dessin, au risque de n’y voir qu’une proposition de facture classique. »
Qu’il soit « mal regardé » tient sans doute pour partie à la difficulté de restituer ses œuvres hors de leur contexte d’apparition. Parce qu’elles font corps avec le lieu qui les accueille, les interventions de l’artiste sont irréductibles au dessin qui les compose et à la photographie qui en conserve la trace. D’ailleurs, il lui aura fallu du temps pour se résoudre à présenter sa démarche en galerie : « Lorsque nous nous sommes rencontrés à la fin des années 1980, il ne voulait pas faire d’exposition, note Jean Frémon. Il a trouvé le moyen de préserver l’intégrité de son travail en vendant des dessins associés à la photographie d’une intervention dans la rue. » Significativement, Arman lui aurait dit un jour à ce propos : « Tu fais comme Christo, tu fais un miracle, après tu vends des médailles. »
Pour évoquer le miracle de l’apparition in situ, il y a aussi les mots. Le travail d’Ernest Pignon-Ernest charrie à ce titre un puissant appareil critique : Marie-José Mondzain, Régis Debray, Érik Orsenna, Julia Kristeva, Olivier Py, Paul Virilio et bien d’autres ont commenté ses œuvres. Lui-même a à cœur de préciser, en un bouquet d’expressions ciselées, ce qui fonde sa démarche. S’entretenir avec l’artiste est à cet égard un sujet d’étonnement : comment un autodidacte ayant grandi à Nice dans un milieu populaire peut-il posséder une culture si vaste et un langage si précis ? « Je suis bien obligé d’avoir un discours construit, se justifie-t-il, sinon personne ne comprend ce que je fais. »
La plus récurrente de ses expressions pose d’emblée un distinguo : « Je ne fais pas des œuvres en situation, mais je fais œuvre des situations », explique-t-il souvent. Depuis sa première intervention sur le plateau d’Albion, dans le Vaucluse, en 1966, il suit en effet avec obstination une même ligne : faire parler les lieux. « Il y a cette formule de Rimbaud qui dit : “Je cherche le lieu et la formule”, suggère André Velter. C’est exactement ce que fait Ernest Pignon-Ernest. Il incarne la poésie vécue avec ses moyens à lui, et révèle la charge poétique et spirituelle des lieux grâce à toute une sédimentation de sens, de plaisir, de désir. » Cette ambition le distingue d’ailleurs du street art : « Les artistes urbains font de la rue une galerie, alors que je fais de la rue une œuvre », rapporte l’artiste, dans un autre distinguo, emprunté à Régis Debray.
Faire de la rue une œuvre pour mieux élargir le champ du réel implique un écart avec la représentation. Si le dessin fonde le « mal regardé » évoqué plus haut, c’est qu’il est aussi chez Pignon-Ernest une manière de marquer la distance avec le tableau, et singulièrement avec l’art politique où son engagement aurait pu le porter. L’artiste partage en cela les préoccupations de sa génération, qui s’est attachée mordicus à déconstruire la peinture. Dans son cas pourtant, l’entreprise procède de motivations très différentes de celles d’un Buren ou d’un Viallat. Elle tient d’abord à une rencontre, bouleversante et intimidante, avec l’œuvre de Picasso. « C’était dans un numéro de Paris Match en 1954, raconte-t-il. J’avais douze ans. Je suis devenu peintre grâce à Picasso, et si je ne fais pas de peinture, c’est à cause de lui. » Dessinateur doué, le jeune homme trouve d’abord dans l’architecture un cadre où exercer ce don. « À l’âge de 16 ans, j’ai été embauché dans un cabinet. Rétrospectivement, je pense que ça m’a donné une grande liberté : je n’avais pas à vendre mes œuvres pour gagner ma vie. » À l’époque, il fréquente aussi le magasin de Ben et participe à la rédaction d’une revue, Identités, où il est notamment question de Fluxus et de happening. Il se frotte enfin au théâtre avec Yvette Ollier, sa compagne. Son choix de délaisser la peinture vient aussi de là.
Pour autant, Ernest Pignon-Ernest n’a jamais versé, comme tant d’artistes de sa génération, dans la déconstruction radicale. « Je ne suis pas dans cette veine de l’art qui n’interroge que l’art, souligne-t-il. J’inscris la création dans la vie de la collectivité, et souhaite en exprimer les angoisses spirituelles, existentielles. J’aimerais que mes œuvres soient de l’ordre du rituel. »
Cette ambition suppose d’aborder les lieux avec subtilité et minutie. « Mes interventions sont des interrogations plastiques, qui invitent à sentir et à se questionner », affirme l’artiste. À cet égard, chacun de ses projets se prépare, se peaufine, s’étire dans le temps long des recherches, des doutes et des tâtonnements. « Généralement, ça commence avec la lecture d’un poète », explique-t-il. Alors qu’on le campe en « artiste engagé » parce qu’il a abordé tour à tour la Commune, le monde du travail ou l’apartheid, c’est avec Rimbaud, Desnos, Nerval, Pasolini, Neruda ou, en ce moment, Jacques Stephen Alexis, qu’il appréhende le monde. « Eva Strittmatter dit que “les poètes font leur pays”, cite-t-il. Ce sont eux qui parlent de la façon la plus aiguë de la réalité de leur temps et en offrent les témoignages les plus forts. Comme je suis athée, je n’ai pas de saints pour incarner les valeurs, alors je me sers des poètes. »Viennent ensuite les esquisses, qui cherchent à ajuster au mieux « le lieu et la formule ». L’entreprise nécessite de trouver la bonne adéquation, d’exhumer diverses strates, d’ourler entre eux les niveaux de lecture. C’est un long cheminement sur une ligne de crête étroite entre effets de réel et distanciation. « Mes images recèlent diverses contradictions, souligne Ernest Pignon-Ernest. Elles sont réalistes et grandeur nature, mais ce ne sont pas des trompe-l’œil. Elles sont en noir et blanc et conservent un cadre, car elles s’affirment comme des images. Ma référence en ce domaine est Bertolt Brecht. Tout comme lui, je veux montrer que je montre. »
Parfois, le lieu ne trouve pas sa formule, et l’entreprise échoue : la longue trajectoire d’Ernest Pignon-Ernest est émaillée de projets avortés. Parfois, elle réussit, et s’actualise en une série de collages, dessins originaux ou sérigraphies sur frêle papier blanc, dans des lieux et selon un tempo minutieusement choisis pour leur potentiel de perturbation ou de révélation. À Paris, des gisants sont couchés sur le sol du métro Charonne pour établir une continuité de révolte entre la Commune et les indépendances. À Naples, diverses « images de mort » surgissent des soupiraux en pleine Semaine sainte, et raniment sur le parcours des processions l’enfer de Virgile, l’irruption du Vésuve, la peste, la sibylle de Cumes, le culte des saintes et les œuvres du Caravage. À Soweto, une pietà confond en une même image les morts de l’apartheid et du sida. Chaque apparition superpose diverses strates de temps et de sens, avant de s’effacer. « L’éphémère me rassure beaucoup », explique l’artiste. Non seulement la dégradation des images tempère l’effraction, mais elle suggère tout ce qui se loge d’immatériel et de fictionnel dans leur surgissement.
Leur volonté de faire sourdre du mur un réel plus vaste, augmenté de toute la part de l’imaginaire et du symbole, explique sans doute qu’Ernest Pignon-Ernest mobilise si volontiers l’iconographie chrétienne, au risque d’un nouveau malentendu, d’une énième confusion. Communiste et athée, l’artiste entretient une longue conversation avec le sacré, qui se verse dans ses pietà, descentes de croix ou portraits de mystiques. Ce dialogue tient bien sûr à sa tentative d’inscrire l’histoire humaine à même les lieux où elle se fait. Or, dans le monde méditerranéen où Pignon-Ernest est né, l’histoire est indissociable du christianisme et des représentations qu’il charrie.
Son sens du sacré trouve aussi sa source dans la pratique du dessin. « Matisse disait : “Je crois en Dieu lorsque je peins”, explique Jean Frémon. Le travail de Pignon-Ernest est de cette nature : s’y loge quelque chose de l’ordre de la quête et de l’épiphanie. » L’artiste confirme bien volontiers cette idée : « J’espère avoir une approche très sensuelle, très charnelle, des lieux et des gens. C’est paradoxalement ce qui en affirme la dimension sacrée. Je crois que ça vient notamment du dessin. Le dessin dit plus que ce qui est représenté : il dit le dessein, sans mauvais jeu de mots. Il nous inscrit dans une histoire qui commence à la grotte Chauvet, c’est un signe de l’homme. Aujourd’hui, il demeure notre seul rapport avec le sacré. »
Le sacré comme expression de l’humanisme ? Significativement, l’un des ouvrages de l’artiste, Face aux murs (Éditions Delpire, 2018), s’ouvre sur cette phrase de Romain Gary : « L’homme sans mythologie de l’homme, c’est de la barbaque. » Les interventions de Pignon-Ernest sont de cet ordre-là : une « mythologie de l’homme », d’autant plus sensible et sensuelle qu’elle affleure à la surface du mur et dit à la fois l’absence et la présence, comme le visage du Christ sur le saint suaire.
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Ernest Pignon-Ernest : « Le lieu et la formule »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°742 du 1 mars 2021, avec le titre suivant : Ernest Pignon-Ernest : Le lieu et la formule »