Architecture

ENTRETIEN

Dominique Perrault, architecte : « Il faut que la verticalité de la ville se prolonge dans le sol »

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 21 avril 2018 - 1079 mots

PARIS

À l’occasion des 20 ans de l’ouverture complète de la Bibliothèque nationale de France, l’architecte déploie, au sein même du lieu qui l’a consacré, l’histoire de ce vaste projet.

Dominique Perrault
Dominique Perrault
© JAA / The Sankei Shimbun

Grand Prix national d’architecture (1993), Praemium Prize 2015, Dominique Perrault est, à 65 ans, l’un des architectes français les plus prolifiques. Entre autres réalisations sera inauguré, le 29 avril, le nouvel hippodrome de Longchamp, à Paris. Il revient dans cet entretien sur le projet de la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui fut ouverte dès 1996 mais acheva l’installation de ses collections en 1998.

Comment avez-vous « construit » votre exposition à la BNF ?

C’est un projet unique dans son dispositif. Rares en effet sont les expositions qui ont lieu dans le bâtiment dont elles sont le sujet. C’est très émouvant, car le visiteur évolue dans le lieu qu’il est en train de « (re-)lire » au travers de la présentation. L’idée est de montrer tous les originaux produits pendant la dizaine d’années d’élaboration du projet, soit entre 1988 et 1998 : dessins, études, maquettes, lettres, livres et autres documents. Bref, du « feuille à feuille », tel un cabinet de bibliothécaire.

C’est un voyage fondé à partir de trois éléments essentiels pour un lecteur : la chaise, la table et la lampe. Des écrans géants exhibent la BNF sous toutes ses coutures. Nous montrons aussi des matériaux : les bois en pleine masse, découpés puis tranchés ; le béton brut mais à l’aspect de velours ; le métal doux et non froid, car tissé comme du textile… Le tapis, couleur écureuil, ressemble, lui, à de la latérite. Il est comme une fourrure. L’environnement est très tactile. On présente aussi le travail sur l’acoustique et sur la lumière naturelle. Le visiteur ira ainsi butiner d’élément en élément, pour composer ou recomposer le processus de production de ce grand ensemble à la fois architectural, urbanistique, d’aménagement intérieur et de mobilier.

Cette présentation évoque également une période importante de l’histoire récente : celle du tournant politique et sociétal de la fin des années 1980…

Nous sommes exactement au passage d’un monde à un autre. Côté politique d’abord, quelques mois après avoir remporté le concours de la BNF, le mur de Berlin est tombé. Un fait historique qui a évidemment modifié et transformé notre vision du monde. Ensuite, il y a eu le basculement vers le numérique. Pour nous, architectes, c’est un changement monumental : on passe alors du dessin à la main au dessin à l’informatique. Quelques mois auparavant à peine, le projet du ministère de l’Économie n’avait pu être développé numériquement de bout en bout. Nous, nous avions 220 000 plans issus de l’informatique. Enfin, pour la BNF elle-même, ce fut aussi une énorme métamorphose : l’ouverture du patrimoine national à un public dix fois supérieur.

Votre nouvelle « bataille » semble être le sous-sol des villes. En ce sens, la BNF ne représente-t-elle pas les prémices de cette recherche ?

Si, elle est un acte fondateur par rapport au développement de cette pensée. C’est devenu conscient pendant l’élaboration du projet : j’ai réagi « physiquement » au volume de la bibliothèque. Nous avions fait une maquette pour transformer les mètres carrés du programme en mètres cubes. Or, le volume, au final, était hyperdense. La BNF, c’est trois fois le Centre Pompidou. J’ai rejeté cette démesure en l’enfonçant dans le sol. C’était une réaction spontanée à un objet dont la présence dérange. Ce n’est pas seulement une question de désir ou de vision, mais, à un moment donné, il s’agit d’une question de « physicalité ». Enfoncer est un geste physique. Il n’y a jamais eu de doute : le fait d’avoir incrusté la majorité du volume dans le sol a, depuis, été largement légitimé.

Vous voyez le sous-sol des villes comme une ressource…

À travers notre recherche intitulée « Groundscape », je fais une critique de ce « mur horizontal » que représente le sol, cette séparation entre le dessus et le dessous. En clair, je ne cherche pas à crever le « plafond de verre » mais le « plancher de verre », afin d’exploiter le sous-sol. Il est intéressant aujourd’hui de considérer cet épiderme de nos villes comme un biotope nourricier de l’urbain. Il n’y a aucune perméabilité, aucune porosité, entre les différents réseaux souterrains, or il faut que la verticalité de la ville se prolonge dans le sol. On peut ainsi augmenter la densité urbaine sans consommer de l’espace et en protégeant le vide urbain qui, lui, est nécessaire. La méthode vaut aussi bien pour le patrimoine que pour le contemporain. Pourquoi ne pas densifier la ville sur elle-même, dans cette épaisseur qui nous est donnée ? Demander d’arrêter que nos surfaces métropolitaines se développent horizontalement dans les campagnes environnantes est, certes, une décision hautement politique.

L’un des meilleurs atouts des constructions souterraines reste, selon vous, leur « passivité »…

Il y a effectivement dans le sous-sol une réelle passivité des constructions qui devrait être mieux prise en compte. D’un point de vue technique, le sous-sol est isotherme, donc passif, alors qu’en surface on est obligé de beaucoup isoler. Cette approche économe est intelligente. À la BNF, nous avions fait réaliser un audit des conditions de gestion thermique du bâtiment. Résultat : un contraste absolu entre les 200 000 mètres carrés intégrés dans le sol, dont l’inertie permet de réelles économies d’énergie, et les quatre tours, certes de leur époque mais énergivores. En outre, un processus passif est durable.

Plusieurs de vos projets militent déjà en ce sens…

En 2016, par exemple, nous avons réalisé, au château de Versailles, une extension en sous-sol du pavillon Dufour. C’est la première fois, depuis plusieurs siècles, que l’on construit des mètres carrés supplémentaires à Versailles ! Aujourd’hui, dans le cadre du projet du Grand Paris Express, nous élaborons la future gare de Villejuif, dans le Val-de-Marne. C’est une gare de plein air… à 50 mètres de profondeur. Une architecture piranésienne, mais pas sombre, avec, au contraire, des escaliers, des escalators et des coursives baignés de lumière naturelle. C’est l’idée d’une ville verticale, une ville qui a une profondeur et qui est le prolongement de celle au sol. Lorsqu’on descend du métro, on se retrouve dans un espace ventilé et éclairé naturellement. On lève la tête et on voit le ciel. C’est une manière heureuse de bâtir la ville.

Dominique Perrault. La Bibliothèque nationale de France. Portrait d’un projet : 1988-1998,
jusqu’au 22 juillet, BNF-site François-Mitterrand, Galerie 2, quai François-Mauriac, 75013 Paris. Par ailleurs, Dominique Perrault donnera une conférence intitulée « Groundscape Stories » le 25 avril à 18h30 au Centre d’architecture Arc en rêve à Bordeaux.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°499 du 13 avril 2018, avec le titre suivant : Dominique Perrault, architecte : « Il faut que la verticalitÉ de la ville se prolonge dans le sol »

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