Rendez-vous incontournable du design, le Salon du meuble de Milan s’est tenu sur fond de crise politique et économique. Seuls quelques designers établis ont réussi à tirer leur épingle du jeu. Entre rééditions et relectures des maîtres, le salon a mis en avant des valeurs sûres, pour le meilleur et pour le pire.
MILAN - C’est dans une Italie en piteux état que s’est déroulé, du 9 au 14 avril, le 52e Salon du meuble de Milan (Italie). Plus de gouvernement depuis un mois, donc une crise politique grave, doublée d’une crise économique d’intensité similaire. Bref, le moral atteint, l’heure n’était point à la fête. En particulier au centre-ville où le nombre des manifestations off – jadis fort dynamiques et dynamisantes – a, cette année, drastiquement fondu au profit d’un recentrage complet vers le cœur officiel du Salon, en l’occurrence les halls du parc des expositions de la foire de Rho.
Même à la Triennale, édifice culturel phare de la capitale lombarde, le Design Museum était en panne. Sa 6e exposition annuelle depuis son ouverture fin 2007 (Lire le JdA n° 272), intitulée Le Syndrome de l’influence, déçoit. Cet exercice, à l’origine louable, qui consiste à montrer le design italien sous toutes ses coutures et de multiples façons, a désormais trouvé ses limites. Y sont invariablement exhibés les « monstres sacrés » du design transalpin : cette fois au nombre de dix, de Marco Zanuso à Joe Colombo. Pour donner le change, le travail de ces maestri n’est pas présenté frontalement, mais à travers des installations conçues par des créateurs actuels. Rien n’y fait et, surtout, rien de neuf sous le soleil : le propos tourne en rond. Pis, le parcours vire à la promotion commerciale, lorsque douze autres installations font ouvertement l’éloge d’une entreprise transalpine.
De rares innovations
L’une des seules réelles surprises, en ville, est offerte par la firme néerlandaise Moooi, laquelle a frappé un grand coup en déployant dans un espace de 1 700 m2 une scénographie impeccable. Quoiqu’il y ait fort à redire quant à la production elle-même – Marcel Wanders, Studio Job, Joost van Bleiswijk, Bertjan Pot… –, celle-ci était néanmoins magnifiée par des portraits géants signés de la star de la photographie batave, Erwin Olaf.
Au Salon en revanche, l’ambiance est mi-figue mi-raisin. Chez certains éditeurs, les nouveautés se résument d’ailleurs à peau de chagrin. Ainsi, l’Italien Edra ne dévoile qu’une seule nouveauté : un sofa, sans étincelle, signé Francesco Binfaré. Le Suisse Vitra, lui, n’expose aucune création originale. Plusieurs designers établis tirent néanmoins leur épingle du jeu. À commencer par Oki Sato, chef de file de l’agence tokyoïte Nendo, qui a fait fructifier ses lauriers décrochés l’an passé. Il est présent chez pas moins d’une quinzaine d’éditeurs (Cappellini, Discipline, Wästberg…), mais il faut évidemment faire le tri dans ce travail souvent répétitif et parfois surfait pour trouver quelque éclat, comme ces vases Patchwork pour le verrier tchèque Lasvit. Sont à la fête également, après une année 2012 olympique – ils ont créé la torche des JO de Londres –, les Anglais Edward Barber et Jay Osgerby, qui dessinent une ligne d’assises pour l’Américain Knoll et des nouvelles versions de leur table Tobi-Ishi (B&B Italia), dont l’une est laquée rouge et l’autre d’un sublime marbre noir. Le trio helvète Atelier Oï est, lui aussi, sous les feux de la rampe grâce à une production conséquente, dont le siège Oasis (Moroso) et son revêtement maintenu par une drôle de structure façon serre-nappe, ou la suspension Étoile filante pour Venini, bulle de verre soufflé enchâssée dans des rets de cuir.
Chez les Transalpins, hormis l’insubmersible Patricia Urquiola – Espagnole certes, mais installée à Milan depuis plus de 20 ans –, présente en force, c’est le duo Ludovica et Roberto Palomba qui se hisse sur le podium. Outre des luminaires et des meubles pour une flopée de fabricants (Foscarini, Pimar, Driade, Zanotta…), le duo imagine la première collection de salle de bains Kartell by Laufen et a aussi remporté un concours pour la conception d’un méga yacht pour Benetti : le Jolly Roger, 65 mètres de long.
Côté « jeunes pousses », l’Anglais Benjamin Hubert en particulier poursuit ses fructueuses collaborations, avec le fauteuil Membrane (ClassiCon) en textile 3D, ou le siège Talma (Moroso) aux subtils pliages et surpiqûres. Côté « mastodontes », certains sont franchement à la peine : Philippe Starck et son sofa bourgeoisement accessoirisé My World (Cassina), Jasper Morrison et ses sièges « mous » Fionda (Mattiazzi) et Cap (Cappellini), Ron Arad et son fauteuil balancelle Glider (Moroso) ou les frères Campana et leur ligne de lits mochards pour Edra.
Des rééditions inégalement réussies
En période de crise, mieux vaut, paraît-il, se reposer sur des valeurs sûres. Pas étonnant donc si ce Salon 2013 lorgne autant dans le rétroviseur, avec une ribambelle de rééditions, parfois blâmables. Ainsi en est-il de la firme de luminaires Flos, qui réédite des lampes signées Gino Sarfatti (1912-1985), dont le fameux lampadaire Modèle 1063 datant de 1954. Sa forme, longue et étroite, avait jadis été pensée en regard de la technologie existante, en l’occurrence, le tube fluorescent. Or, aujourd’hui, celui-ci est remplacé par des LEDs, mettant évidemment à mal le rapport originel entre forme et source lumineuse et posant, de fait, la question de la justesse de la réédition…
Autre bizarrerie : la relecture appuyée des maîtres. Les Français Ronan et Erwan Bouroullec révisent leur Jean Prouvé pour le bureau Copenhague (Hay), dans le style du bureau Compas, voire pour le rangement simili-industriel Theca (Magis). L’Allemand Konstantin Grcic, lui, relit son Mies Van der Rohe pour concevoir un siège pour BD Barcelona Design qui arbore le même piètement que la fameuse chaise Barcelona de 1929. En outre, pour l’assise Traffic (Magis), le designer allemand s’est aussi penché sur Le Corbusier avec un tube qui, à l’instar du mythique fauteuil LC2, se fait structure, mais de manière beaucoup plus alambiquée.
Une fois encore, la tribu des « Starchitectes » monte au créneau. Et en premier lieu, le Néerlandais Rem Koolhaas, qui invente une dizaine de meubles étranges telles des petites « usines à gaz », dont l’étrange Counter, suite de rangements qui se déforment à l’envi pour devenir « lieu de convivialité » (sic !). Le piquant Daniel Libeskind, lui, dessine la lampe à segments Paragon (Artemide) et la fluide Zaha Hadid la chaise tout en courbes Kuki (Sawaya & Moroni). Jean Nouvel rate son entrée dans la chaussure avec des bottes massives pour la marque italienne Ruco Line, tandis que Norman Foster conçoit un piètement aérien en aluminium brossé pour la table Teso (Molteni).
Retour à l’essentiel
Bonne nouvelle en revanche, « l’esbroufe » est en perte de vitesse. Pour preuve, ces deux projets : d’une part, pour la Maison Hermès, Philippe Nigro a imaginé une collection de meubles baptisés « Les Nécessaires », dont Groom, un valet avec miroir pivotant, et Vestiaire, portemanteau et porte-accessoires en noyer muni de vide-poches gainés de cuir, dissimulant d’astucieux crochets en inox. D’autre part, le Suisse Renaud Defrancesco a conçu l’amusante et ingénieuse série Bike Tie, micro-accessoires que l’on fixe sur sa bicyclette et qui apportent des fonctions supplémentaires et utiles à l’engin. De l’infime sourd le design.
Pour parer à la grisaille, le mot d’ordre est de hisser les couleurs et la prochaine tendance privilégie les nuances fluos : Werner Aisslinger et Patricia Urquiola chez Moroso, Stefan Diez chez E15, Scholten & Baijings chez Hay, Toyo Ito chez Kinnasand, Ross Lovegrove pour Renault… L’occasion de profiter aussi des rares moments de grâce offerts par le Salon. Ainsi en est-il de ce travail d’un couple israélo-nippon installé aux Pays-Bas, Boaz Cohen et Sayaka Yamamoto, lequel a œuvré au Japon avec des artisans de Sonobe, dans la région de Kyoto, pour réaliser trois séries de pièces subtiles en verre, céramique et bois, intitulées « Origin/Part IV ». Le charme opère aussi avec la recherche expérimentale des étudiants en master Design de produit de l’École cantonale d’art de Lausanne et « The Iceland Whale Bone Project », réalisée en Islande à partir de matériaux de base étonnants ( os de baleines et autres peaux ou dents de requins échoués). Résultats : des quilles de bateaux en vertèbres, des cutters à dents de requin, des objets décoratifs en os, une tête de rorqual peinte façon carrosserie de voiture, des masques conçus avec des restes d’animaux marins… Bref, des objets à la fois très primitifs associés à des matériaux, une facture ou un processus de conception ultra-contemporains. De belles énigmes pour des archéologues du futur.
On ne le répétera jamais assez : le Salon international du meuble de Milan est la manifestation la plus importante au monde dans le domaine du design, y compris par temps de crise. D’ailleurs, nombre d’entreprises hors du secteur mobilier prennent un malin plaisir à présenter leurs dernières créations, à commencer par les firmes automobiles. La plupart des marques se contentent d’exposer leurs modèles les plus récents, voire de proposer en regard une installation « artistique », souvent ringarde. Ainsi en est-il, cette année, de la firme sud-coréenne Hyundai avec sa dernière Leaf 7 Concept et un show lumineux intitulé Fluidistic/Sculpture in Motion. Le Japonais Lexus, lui, s’en sort mieux en faisant appel à une star de l’architecture nippone, Toyo Ito, lequel a imaginé une vaste installation intitulée Amazing Flow.
Certains départements design des constructeurs n’hésitent pas à se lancer dans la conception de meubles, souvent pour le pire. C’est le cas de Mazda avec la chaise Kodo de Ford avec le fauteuil Lounge ou de Citroën avec le canapé DS, aux lignes profilées à outrance. Le mal est moindre lorsque la société automobile fait appel à des designers ne venant pas du monde automobile justement, comme l’Italienne Maserati qui a demandé au tandem italien en vogue, Ludovica et Roberto Palomba, de dessiner un fauteuil, et au spécialiste du secteur mobilier Zanotta de le fabriquer.
Deux firmes, chacune à leur manière, ont marqué ce Salon 2013. D’abord, Renault, qui a fait appel au designer gallois Ross Lovegrove pour son tout dernier concept-car baptisé Twin’Z. Dévoilé à Milan « en première mondiale », l’engin est 100 % électrique et arbore une éclatante livrée bleu Klein, des lignes bicolores fluo à effets cinétiques à l’intérieur de l’habitacle, un toit de verre truffé de LEDs et des jantes d’un vert luminescent et aux formes organiques. De son côté, l’Allemande BMW, qui souhaitait promouvoir son nouveau concept de véhicule électrique « BMW-i », a commandité aux deux designers français Ronan et Erwan Bouroullec une installation intitulée Quiet Motion. Plantés dans le cloître de la Facolta Teologica dell’Italia Settentrionale, quatre carrousels faits des mêmes matériaux dont sont conçues les voitures allemandes, virevoltent tels des derviches tourneurs. On n’entend aucun bruit et la marque n’est jamais mentionnée. L’effet est réussi. Un ange passe…
Titre original de l'article du Jda : "Design en berne"
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Design en berne au Salon de Milan
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Abonnez-vous dès 1 €Scénographie de la firme néerlandaise Moooi, avec des photographies monumentales signe�?es Erwin Olaf. - © Photo Christian Simenc.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°391 du 10 mai 2013, avec le titre suivant : Design en berne au Salon de Milan