À travers ses performances, peintures et sculptures, l’Allemand Jonathan Meese se dresse en héraut/héros de l’art. Portrait de l’artiste en dictateur
« La plupart du temps, les interviews de Meese sont des performances. Sachez que soudain, il peut bondir de son siège », prévient Bonnie Clearwater, directrice du MOCA de Miami. Croisement du serial killer au regard allumé et du beatnik à la longue chevelure, le physique de l’Allemand Jonathan Meese est certes déroutant. Mais derrière la démesure dionysiaque, se profile le fils à maman, drôle et aimable. Le titre de son exposition « Mama Johnny » organisée au Magasin à Grenoble en 2006 dit bien l’importance du cordon ombilical. « Ma mère est l’autorité naturelle, c’est mon général ! Elle est le lien entre l’art et la réalité. Sans elle, la différence entre les deux serait plus difficile pour moi », admet-il. D’emblée, son langage a des accents martiaux. Meese se voit en soldat mis au service de l’art. Bien que scandés avec force, ses axiomes sur la dictature de l’art et le pouvoir de l’artiste foisonnent de contradictions. Derrière le flux et la prolifération, on perçoit trop de (ré)citations. Meese a ingurgité tous les archétypes, de Saint-Just à Nietzsche, de Wagner à Hitler ; il a assimilé Klaus Kinski et Balthus, Picasso et le graffiti. L’artiste est indéniablement cultivé. Mais sa relecture de l’art, du cinéma et de l’histoire est par trop littérale. Son grand bazar manque de l’ironie dada d’un autre artiste foutraque, John Bock. Sa quête artistique mêle rage et candeur. « Il absorbe les choses comme s’il s’agissait de la première fois. Ses tableaux marquent une sorte d’étonnement devant son sujet, reconnaît Fabrice Hergott, directeur du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Son œuvre est comme une toile d’araignée qui essaye de vibrer et de retenir tout ce qui passe, de mettre au même niveau histoire de l’art, cinéma, histoire. »
Roi, cow-boy ou militaire
De sa petite enfance passée au Japon, Meese n’aura guère retenu le zen. En revanche, les germes de la discipline ont pris racine en lui. « On a perdu la notion du devoir, les gens pensent à eux plutôt qu’à servir l’art », regrette-t-il. D’après Bonnie Clearwater, l’animisme nippon imprègne aussi son travail. « Ses œuvres ont une qualité tactile, une vie intérieure, à la manière de talismans puissants. Vous n’avez pas forcément besoin de tout comprendre pour le ressentir », indique-t-elle. Rentré en Allemagne, Meese connaît une adolescence esseulée et ne communique que par borborygmes. La pratique du dessin le sauvera de l’autisme. Il s’inscrit à l’Académie de Hambourg dans l’atelier de Franz Erhard Walther, sans adhérer complètement à son enseignement. Très vite, il produit des installations touffues, des peintures puissantes charriant des images de sexe et de guerre, des références à Orange mécanique et Napoléon. Le grotesque le dispute au tragique, l’élan vital à la perspective de la mort. Pour lui, l’art purge une réalité qu’il exècre. « L’art est un « contre-monde », tout est possible en art, y compris la brutalité, lâche-t-il. Il peut même y avoir des guerres, mais pas de victimes car tout est joué. Je veux détruire la réalité, ou l’écarter. La terreur dans l’art est superbe, dans la réalité c’est de la merde. » Bien moins lisse et plat que l’univers virtuel de Second Life, son monde parallèle à lui est en fission permanente, oscillant entre le gouffre et la régénérescence. Un univers dans lequel Meese est tour à tour roi, cow-boy ou militaire. « Les enfants jouent avec des déguisements, mais restent ce qu’ils sont. C’est pareil avec Jonathan, qui endosse différents rôles. Il voit les sculptures comme ses avatars », explique Bonnie Clearwater. Reste qu’on peut légitimement tousser devant ses emprunts à Hitler, aux croix gammées ou aux Croix de fer. « Il cherche à voir comment les symboles ou les gestes ont été chargés de sens, et s’attelle à les neutraliser en les changeant de contexte, poursuit Bonnie Clearwater. C’est de la parodie, exactement comme dans le film Le Dictateur, de Chaplin. » De l’art comme exorcisme ? Pourquoi pas. Mais pourquoi son iconographie emprunte-t-elle aux dictateurs du passé, sans s’attaquer aux tyrans actuels ? « Je n’utilise pas leur image parce qu’elle est graphiquement faible. Comment pourrais-je peindre Castro ou le dalaï-lama ?, interroge-t-il. Quand je prends l’image de Hitler, c’est du graphisme pur. Le langage militaire est plus précis que celui de la démocratie. Je peins les dictateurs du passé pour mettre les gens en garde contre ceux de l’avenir. » Quitte à ce que l’avertissement soit brouillé par des empâtements de peinture indigeste. Décrié ou encensé, Meese occupe une place sans demi-mesure au sein de la scène germanique. « Il vit dans son propre univers. Il ne regarde pas vraiment ce qui se fait autour de lui. La plupart du temps, il n’aime pas la création actuelle. Il a le sentiment que les gens ne sont pas vraiment investis dans leur travail, qu’ils réfléchissent plus en termes de carrière », explique Philipp Haverkampf, directeur de la galerie CFA à Berlin. « C’est la période la plus faible de l’art, confirme Meese. Les artistes pensent qu’ils sont les meilleurs, mais ils n’obéissent pas à l’art. »
L’artiste accorde peu de crédit aux écoles, où se pratique selon lui un lavage de cerveaux généralisé. Pour échapper au moule, il s’est construit un personnage singulier. Un uniforme aussi, le jogging Adidas noir dont les « bandes blanches [le] démarquent de la réalité ». Rien n’est laissé au hasard ni à l’improvisation. Même lorsqu’il est à moitié saoul sur scène, Meese ne succombe pas à la transe éthylique. En archivant soigneusement ses œuvres, ses actions, mais aussi ses entretiens sur un nouveau site Internet, l’artiste pense visiblement à sa postérité. D’après Robert Fleck, directeur de la Bundeskunsthalle de Bonn, Meese serait toutefois dépourvu de stratégie. « Quiconque a eu le plaisir de travailler avec Jonathan pour un projet se rend compte à quel point il est loin de tout calcul ou stratagème, affirme-t-il. Même si personne ne s’intéressait à lui, il ferait les choses exactement de la même façon. » Art de propagande Meese est certes un grand naïf – ou un allumé –, qui croit changer le monde. Il n’est pas sûr que son œuvre ait l’efficacité espérée, car il martèle ses sentences sans attendre de réponses. Il les fuit même. Ses performances relèvent du solo show et non de l’interaction avec un public. Gardant le spectateur à bonne distance, Meese refuse toute interférence. « L’art n’est pas une question de communication. C’est un jeu solitaire, affirme-t-il. Vous produisez un jouet, une structure. L’autre peut décider de jouer ou non, mais uniquement une fois rentré chez lui. Je ne veux pas que le public me réponde. » Son système est décidément celui de la propagande. Or sans échange, peut-on transformer le monde ? L’artiste est-il audible alors qu’il fait la sourde oreille ? Même lorsqu’il donne des conférences dans les écoles d’art, il reste dans le registre de la harangue, refusant le dialogue avec les étudiants, qu’il ne tient pas en grande estime. « À mon époque, un étudiant sur cent était vraiment artiste. Maintenant, c’est un étudiant sur mille », grimace-t-il. Il critique la position d’autorité d’un Joseph Beuys tout en ayant lui-même un discours autocrate. Boulimique, Meese refuse le recul, la distance critique. Il se fait l’écho de notre monde en adoptant ses travers ad nauseam. Niant tamis et limites, l’artiste laisse libre cours à une logorrhée visuelle où le meilleur côtoie le pire. « Soit vous parlez tout le temps, soit vous ne parlez pas. Il n’y a pas d’entre-deux possible, c’est noir ou blanc, déclare-t-il. L’art c’est comme la digestion, c’est une machine à produire. » Tant pis pour la crise de foie…
« Quand il peint dans son studio, c’est une sorte de performance, parfois les œuvres semblent achevées, mais la plupart du temps non. Il sera toujours prolifique. Donnez-lui un building et il le remplira à ras bord », indique Philipp Haverkampf. Cette œuvre féconde et embrouillée tiendra-t-elle sur la durée ? « S’il prend parfois le risque de paraître médiocre, c’est qu’il est poussé par autre chose. C’est un pari. Il a des choses à dire. Elles mettent peut-être du temps à être entendues, relève Fabrice Hergott. Sans doute, il y aura un tri à faire, mais il a un projet d’art total respectable et courageux. Le propos se dégagera dans dix ou vingt ans, quand on en mesurera la cohérence. »
1970 Naissance à Tokyo.
1998 Présence à la Biennale de Berlin.
2005 « Mother Parzifal », au Deutsche Staatsoper à Berlin.
2006 Exposition « Mama Johnny » au Magasin à Grenoble.
2010 Exposition « Jonathan Meese, Sculpture » au Museum of Contemporary Art, Miami.
2011 Exposition « St. Neutralité (Totales Ballett de Lolitadzioz) », jusqu’au 19 février à la galerie Daniel Templon (Paris).
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Déroutant et provocateur, l’artiste allemand Jonathan Meese
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°340 du 4 février 2011, avec le titre suivant : Déroutant et provocateur, l’artiste allemand Jonathan Meese