En près de soixante-dix ans d’activité, la galeriste Denise René aura accompagné l’histoire de l’abstraction géométrique. Portrait d’une constante.
Si l’histoire du cubisme ne pourrait s’écrire sans le marchand Daniel-Henry Kahnweiler, celle de l’abstraction géométrique et du cinétisme ne saurait se passer de Denise Bleibtreu, alias Denise René. Ce n’est pas juste la longévité de la doyenne des galeristes d’art qui force le respect, mais sa manière de garder la ligne, indéfectiblement. Alors que le monde a changé, cette femme tonique reste polarisée sur une esthétique pour certains démodée. « Quand je m’engage, je reste fidèle, explique-t-elle. J’y crois même quand les autres n’y croient plus. » Pour l’artiste Bertrand Lavier, qui avait exposé chez elle en 1997 sa série Walt Disney Productions, « ne sont vraiment intemporelles que les choses qui sont de leur époque »…
A priori rien ne destinait une jeune bourgeoise de gauche à muter en galeriste engagée. Tout d’abord, il y eut la rencontre décisive de son mentor, l’artiste Victor Vasarely, qui lui conseillera en 1944 de transformer en galerie l’atelier de mode qu’elle dirigeait avec sa sœur. À cela s’ajoute un tempérament farouchement indépendant. De fait, elle n’embrassera pas cette profession comme un simple ouvrage de dame. « J’avais envie de fuir ce que je n’avais pas choisi, un métier qu’on m’avait donné dans ma jeunesse, une tante qui nous voulait du bien. C’était le contraire de mes choix sur l’art, la construction dans l’art », rappelle-t-elle. Elle se cherchera toutefois pendant quelques années, tâtonnant entre Picasso, Toyen, Atlan, Arp ou Ernst. « Alors qu’elle a été résistante, elle montre en 1945 un Allemand, Max Ernst. C’est un bon indicateur de son esprit, elle aimait ce genre de provocation », souligne le marchand de Düsseldorf, Hans Mayer. Le cap n’est trouvé qu’en 1946 avec « Peintures abstraites », titre d’une exposition mêlant abstraction géométrique et lyrique. L’angle est encore large, mais la trajectoire se précise. En 1951, avec l’exposition « Klar Form », Denise René enfourche définitivement l’abstraction froide. Surtout, elle comprend la nécessité de rayonner à l’étranger, tout d’abord en Scandinavie grâce à ses peintres Jacobsen et Mortensen. Elle applique de nouvelles méthodes de travail, comme la production de catalogues, tout en se créant une « écurie » grâce à ses contrats d’exclusivité. Elle ne défendra toutefois pas tous ses poulains de la même façon, privilégiant ceux sous contrat. En sept ans de collaboration, elle ne vendra ainsi pas grand-chose de François Morellet.
En 1955, elle aura le flair de confier à un jeune critique d’art, Pontus Hulten, l’exposition « Le mouvement », regroupant Soto, Calder, Agam, Tinguely ou Bury. Un véritable jalon dans l’histoire du cinétisme. La plupart des artistes avaient déjà exposé ailleurs. Mais avec Vasarely, elle eut la bonne idée de les rassembler. Deux ans plus tard, elle orchestre la première exposition en France de Mondrian, avec des pièces confiées par le Stedelijk Museum d’Amsterdam, alors que les conservateurs français boudaient l’artiste…
Colères légendaires
L’emprise de Vasarely commencera toutefois à en irriter certains qui claqueront la porte. Denise René fut-elle une marionnette entre ses mains ? « Vasarely était autoritaire, mais je n’étais pas une naïve manipulable, réplique-t-elle. C’était important que l’on se soit rencontré, autant pour lui que pour moi. On s’est beaucoup disputé, mais dans l’ensemble, j’étais beaucoup plus proche de ses idées que de celles de beaucoup d’artistes qui avaient envie de rentrer dans ma galerie. » Elle dut aussi gérer le bras de fer entre Mortensen et Vasarely. « Mortensen était plus intellectuel, Vasarely agitateur, se souvient l’artiste Carlos Cruz-Diez. Denise a su équilibrer les informations que lui donnaient les artistes et conduire une ligne cohérente. » Surtout, si Vasarely montrait la voie, c’est elle qui menait ses troupes à la baguette, à coups de colère légendaires. « Une galerie, ce n’est pas seulement une conception esthétique, mais une façon de fonctionner. Elle savait faire venir les collectionneurs, être présente là où il fallait l’être », constate Jean-Paul Ameline, conservateur au Centre Pompidou. Pour l’artiste Julio Le Parc, « Denise René avait des fulgurances, elle percevait des choses sans avoir besoin de théoriser ». Pourtant, elle est passée à côté de beaucoup de talents, d’Yves Klein à Lucio Fontana en passant par les minimalistes américains. Ces derniers auraient pourtant été un prolongement logique de son programme. Lorsque Vasarely commencera à voler de ses propres ailes, vers 1971, elle cessera de se renouveler.
Bien qu’arquée sur une ligne dogmatique, Denise René mettra beaucoup d’eau dans son vin en s’associant, en 1967, avec le jeune galeriste Hans Mayer, d’abord à Krefeld puis à Düsseldorf, en Allemagne. Elle acceptera d’y montrer Fontana, Ben ou Warhol. Le cœur a ses raisons que la raison ignore… Mais sans doute aussi, l’énorme vivier des collectionneurs germaniques méritait quelques compromis. « J’ai réalisé que si je n’introduisais pas d’autres artistes, je ne serais qu’une antenne de Denise René, confie Hans Mayer. Notre première grande dispute fut l’exposition consacrée à Warhol. Ce n’était pas tant elle que ses artistes qui ne m’aimaient pas. Elle était elle-même très ouverte et généreuse. Elle aimait les gens fous, les choses un peu hippies. » Le marchand lui conseillera d’ouvrir à New York, où se trouvait une bonne partie de sa clientèle. En inaugurant son espace en 1971 avec Agam, elle semblait toutefois déjà décalée.
La crise s’en mêle
Alors qu’elle aurait pu être une galerie vedette à l’ouverture du Centre Pompidou, elle est ignorée. Pourtant, le premier directeur du musée n’était qu’autre que Pontus Hulten. Elle s’était même mise en tête d’ouvrir à proximité de Beaubourg, rue Michel-Le-Comte. « Pontus Hulten considérait, à raison, qu’il fallait internationaliser Beaubourg et cesser de maintenir Paris dans son splendide isolement. Denise apparaissait presque trop parisienne pour lui. Dans ces conditions, presque tous les courants français étaient marginalisés », analyse Jean-Paul Ameline. Surtout, à l’inauguration de Beaubourg, la galerie croule sous les problèmes économiques. Après avoir investi à grands frais à New York, tout en développant en 1966 une galerie pour les multiples boulevard Saint-Germain, Denise René subit de plein fouet la crise. Carlos Cruz-Diez juge l’aventure new-yorkaise fatale : « Les Américains aimaient venir acheter chez elle à Paris. À New York, il manquait un ingrédient : Paris. » D’après Hans Mayer, l’erreur venait surtout du fait que ni lui ni elle ne souhaitaient passer six mois de l’année à New York.
La mise en faillite de la galerie parisienne en 1977, la fermeture forcée de la branche new-yorkaise l’année suivante, et la vente de sa collection à Zurich en 1980 cassent le ressort. « Au début, nous avons tous essayé d’être solidaires. Elle souffrait plus pour elle que pour les artistes qui n’avaient plus de contrats, observe Julio Le Parc. Je crois qu’elle pensait que, sans elle, nous n’étions rien, et elle a été surprise que nous puissions continuer à exister. » Il est vrai que, pour beaucoup de gens, Denise René est plus célèbre que certains de ses artistes. Julio Le Parc n’avait d’ailleurs pas apprécié que Beaubourg rende hommage, en 2001, non pas à un mouvement – le cinétisme et le Groupe de recherche en art visuel –, mais à une galeriste sous le titre « Denise René l’intrépide ». « Ce n’est pas normal qu’une institution fasse l’apologie d’une galerie et que nous ne soyons que des échantillons de cette réussite », grince-t-il.
Malgré la vente de sa collection, Denise René garde un important stock permettant d’organiser des expositions muséales clés en main. Elle avait un temps songé à créer une fondation dans le nord de la France. Nonobstant son âge canonique, elle continue à se rendre tous les jours à sa galerie. « Lever le pied, disparaître, changer, abandonner, ce n’est pas mon style, martèle-t-elle. Il y a toujours trop à faire, ce n’est jamais fini. J’ai l’impression de toujours trouver l’aventure au coin du bois. Je ne suis pas nostalgique. » « Elle est dans l’action, dans le moment. Elle démarre au quart de tour, insiste Franck Marlot, directeur de la galerie. Son rapport à la vie est tellement fort qu’elle refuse l’idée de la mort. » Précisément, que deviendra la galerie à son décès ? « Elle sera morte », répond-elle d’emblée. Avant de se reprendre : « Mais je ne verrais pas d’obstacle à ce qu’elle continue, à condition qu’on se mette d’accord sur les choix à respecter. » La passation de pouvoir, s’il y a, promet d’être ardue.
1944 Ouverture de la galerie Denise René à Paris.
1955 Exposition « Le mouvement ».
1957 Exposition « Mondrian ».
1966 Ouverture de la galerie Denise René boulevard Saint-Germain (rive gauche).
1967 Inauguration de la galerie Denise René-Hans Mayer à Krefeld (Allemagne).
1969 Ouverture de la galerie Denise René-Hans Mayer, pour les éditions, à Düsseldorf.
1971 Ouverture de la galerie Denise René à New York.
1978 Fermeture de la galerie à New York.
1991 Ouverture de l’espace rue Charlot (Marais).
2001 Exposition « Denise René l’intrépide » au Centre Pompidou.
2010 Exposition « Lumière et mouvement » à la Signum Foundation, à Venise (jusqu’au 16 octobre).
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Denise René
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°327 du 11 juin 2010, avec le titre suivant : Denise René