Némo - Si le monde contemporain se caractérise par une sur-sollicitation du regard, il est aussi plus que jamais sous-tendu par des forces invisibles.
« Au-delà du réel ? », l’exposition principale de Némo, la Biennale internationale des arts numériques au 104 [jusqu’au 2 janvier 2022], en offre nombre d’exemples : il y est question d’ondes électromagnétiques, d’algorithmes, de radioactivité, d’ADN… L’opacité y apparaît aussi comme un mode de gouvernement, particulièrement en temps de guerre. Ainsi, les secrets bien gardés de la propagande politique sont au cœur d’une des salles de l’exposition, tout entière consacrée aux travaux du collectif Forensic Architecture. Composé d’architectes, d’artistes, de cinéastes, de scientifiques et d’avocats, celui-ci appuie depuis 2011 les associations et organisations de défense des droits humains en rendant visible ce qui ne l’est pas, ou pas assez pour constituer une preuve juridique. Produits dans le cadre de procès, mais aussi d’expositions, ses modélisations, films ou maquettes architecturales sont à la fois le fruit et les instruments d’enquêtes minutieuses. Leur visée ? Mettre des images sur des images manquantes ou indéchiffrables, éclairer les zones d’ombre d’une bavure policière, d’un bombardement ou d’une attaque de drone. Le tout à partir d’un même matériau : l’environnement bâti, théâtre des opérations par excellence des conflits contemporains. Comme l’explique Eyal Weizman, directeur du laboratoire Forensic Architecture à l’université Goldsmiths (Londres) dans La Vérité en ruines (éditions Zones, 2021), forensic est difficilement traduisible dans notre langue. En latin, forensis désigne « ce qui est en rapport avec le forum » – façon de dire combien l’activité du collectif relève de l’engagement citoyen. Dépouillé de ce sens dans l’anglais contemporain, le mot réfère depuis les années 1980 à une branche spécifique de l’architecture : « L’application de faits architecturaux à des problèmes juridiques ». En cas de litige assurantiel, l’architecte forensique va ainsi traquer un défaut de la structure ou un vice de construction. Pour le collectif du même nom, il s’agit plutôt de prouver une attaque de drone, de localiser une frappe aérienne, d’établir le plan d’une prison... Pour ce faire, il met en œuvre une forme de prosopopée, une manière de « donner voix aux choses inanimées » fondée sur un corpus d’images : images satellite, vidéos tournées au smartphone, mais aussi images mentales dont la modélisation architecturale vient alors accompagner la reconstitution. Ce matériau est tantôt surabondant, tantôt lacunaire, et souvent opacifié à dessein. Dans La Vérité en ruines, Weizman explique par exemple comment les États légifèrent sur les seuils de détectabilité des images satellite, dont le degré de résolution est un critère décisif pour détecter une frappe de drone ou la présence d’un corps. Fondée sur l’image et productrice d’images, l’activité de Forensic Architecture ne se résume donc pas à la mise en lumière des faits : elle signe aussi une esthétique, qui est indissociable de sa visée éthique et juridique. Non seulement parce qu’elle mobilise la narration, la dramatisation et l’image pour susciter la compassion, mais parce que l’enquête forensique sollicite les sens, se fonde sur les perceptions et interprète ce que les bâtiments eux-mêmes « imagent ». L’esthétique forensique est donc bien une manière de prendre position dans la guerre des images. C’est – faut-il le préciser – une position d’architecte, puisqu’elle vise, selon les termes de Weizman, à « déconstruire les énoncés fallacieux émis par les autorités et reconstruire (au moins une partie de) la vérité des événements ».
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Déconstruire les images pour reconstruire les faits
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°749 du 1 décembre 2021, avec le titre suivant : Déconstruire les images pour reconstruire les faits