Claude Viallat : artiste

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 23 novembre 2016 - 1663 mots

Il imprime depuis cinquante ans sur tous types de supports sa marque en forme de haricot. Peintre et sculpteur boulimique, Claude Viallat est passionné par l’univers taurin.

Massif et concentré, il se tient debout, les deux pieds bien ancrés sur le parquet de la vaste pièce qui lui tient lieu d’atelier. D’un geste ample, tel un torero effectuant une passe de cape, il déploie l’une après l’autre ses dernières toiles libérant une symphonie de couleurs fauves. Il se penche et d’un geste lent et sûr, appliqué, saisit une toile dans un souffle rauque avant de la faire virevolter et de l’étendre sur le sol moucheté de couleurs.

Sur le pourtour de la pièce aux airs de souk sont entassées des piles de textiles, rideaux usagés, napperons défraîchis, toiles de tentes et autres bâches militaires qui voisinent avec des pots de peinture usagers et une matrice en carton de quelques dizaines de centimètre représentant une forme de haricot. C’est là, au premier étage d’une ancienne imprimerie du vieux Nîmes, que chaque jour, Claude Viallat entre en scène, comme dans une arène. Avec obstination et entêtement, dans un rituel immuable, il applique, par scansion, et peint, régulièrement, mécaniquement, une même forme sur un fond coloré. Il exécute sa peinture « de chair et sang », dans une extrême tension, immergé dans l’instant présent, comme s’il affrontait une force étrangère.

L’obsession pour la tauromachie

De temps à autre, pour se délasser de ces estocades à répétition, il griffonne quelques dessins de tauromachies mettant en scène le duel entre l’homme et l’animal. Des taureaux à la robe noire et aux cornes saillantes dansent sur des couvercles de pots de peintures et de boîtes de fromages aux côtés de raseteurs et de toreros. « Je ne sais pas à quoi penser d’autre. C’est ce qui me vient le plus facilement à l’esprit. C’est tellement lié à ma collection », explique-t-il, en parlant lentement sur un ton monocorde. Sa collection ? Il a placé cet ensemble composé de plus de 17 000 pièces, en dépôt, au Musée des cultures taurines, installé à deux pas des arènes de Nîmes. Les visiteurs ont pu y voir, cet été lors de l’exposition « La tauromachie en bande dessinée. Trésors de la collection Viallat », un ensemble d’albums, de journaux, fascicules et autres illustrés, réunis autour d’un seul et unique critère : la représentation du taureau.

Les racines de cette passion dévorante pour le monde taurin plongent dans ses souvenirs d’enfance à Aubais (Gard), son village perdu au milieu des vignes et de la garrigue. Il évoque ses jeux taurins dans les rues de la commune et sur le « plan », où les manadiers viennent tester de jeunes taureaux. Il se remémore les récits des faits d’armes de « Sanglier », ce taureau mythique des années 1930, blessé dans un combat et qui fut sauvé par son oncle vétérinaire. Il parle et écrit volontiers sur la dramaturgie de la corrida, ému par ce théâtre vivant où, « au fond d’un écrasant entonnoir de rumeurs et de bruits », un homme vêtu de paillettes et d’or guide le taureau au plus près de son corps avec « un seul morceau d’étoffe pour défense » (Écrits. Claude Viallat, éd. Ceysson, l’âge moderne).
Fils du notaire d’Aigues-Vives, le jeune Viallat s’ennuie au Collège de Lunel. Pour passer le temps, il se réfugie dans la lecture de bandes dessinées et de livres de poésies, de Garcia Lorca et d’Apollinaire. Après avoir échoué au bac, il intègre les Beaux-arts de Montpellier. « Dès le jour où j’y suis entré, j’ai su que j’étais chez moi », lance-t-il. Là, il noue de solides amitiés avec Vincent Bioulès, Daniel Dezeuze, Jean Azémard, Toni Grand et Henriette Pous, qui deviendra son épouse. Ses premières toiles d’un « réalisme brutal » à la palette brune et aux forts empâtements s’inspirent de la patte de Courbet, de celle de Cézanne, mais aussi et surtout de Chabaud, dont il célèbre « la simplicité solaire et la sensualité », deux adjectifs qui lui vont parfaitement.

En 1966, la visite de l’exposition « Vingt ans d’art contemporain » à la Fondation Maeght le plonge dans un grand désarroi. « Tout mon travail était là sur les murs. Je ne pouvais pas continuer comme ça, j’étais éparpillé chez tous les autres. Il fallait plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. »

Adieu au cadre

Un beau jour, en souvenir des rituels camarguais des ferrades (marquages de jeunes veaux au fer) et des empègues (dessins réalisés au pochoir autour des portes de maisons), il découpe une forme dans une plaque de mousse en polyuréthane et l’applique sur la toile non tendue du châssis, de façon systématique et aléatoire. « La découverte de cette forme de hasard, sans qualités particulières, lui permet de résoudre alors d’un coup le problème du style et surtout de continuer de peindre en toute liberté en se dissimulant derrière elle », s’amuse Michel Hilaire, le directeur du Musée Fabre. Viallat fait alors ses adieux au cadre, cette limite, cette barrière, qui l’a toujours gêné. Adieu au cadre qui focalise et sacralise l’œuvre. « Je voulais que la peinture soit quelque chose de l’ordre du naturel, du normal, du tactile, du sensuel », glisse-t-il en observant le visiteur sous ses paupières lourdes.

Pour être libre de créer sans soucis matériels, cet angoissé décide d’enseigner aux Beaux-Arts, à Nice d’abord, puis à Limoges et Marseille. En 1966, sa première exposition personnelle a pour cadre la Galerie A de Nice. À partir de 1968, Jean Fournier qui, comme lui, aime « prendre les choses sérieusement, avec profondeur », l’accueille dans son écurie où il favorise les liens entre artistes américains et français. Le galeriste parisien fait partie, aux côtés de Dominique Bozo, d’Alfred Pacquement et de Claude Massé du cercle étroit des personnes en qui il a toute confiance et qui le soutiennent tout au long de son parcours. Tout comme Bernard Ceysson qui lui consacre une exposition personnelle en 1974 au Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne qu’il dirige alors. On observe, en ouverture du catalogue stéphanois, une étonnante photo de Viallat, en pleine action lors d’une course libre de taureaux à Aubais. « C’était un jeune homme très sportif au corps sec et noueux. C’est un caractère bien trempé, un artiste opiniâtre et un gros travailleur qui a le souci du travail bien fait », précise l’ancien directeur de musée devenu galeriste. Daniel Dezeuze, qui peignait dans ces années-là des châssis sans toile, évoque « l’enthousiasme et l’énergie de Claude, son entrain et sa jeunesse d’esprit, qui sont toujours présents ».

En 1979, Claude Viallat est de retour à Nîmes, où il est nommé directeur des Beaux-Arts. Le retour aux sources s’accompagne d’une immersion dans l’univers taurin. De 1979 à 1986, il préside le club taurin d’Aubais et prend ainsi en charge la programmation des courses pour la saison estivale. « J’ai voulu faire un festival de taureaux neufs, des animaux de 3 à 4 ans qui couraient pour la première fois, explique-t-il. Ce sont des taureaux à cornes nues, dangereux, car ils sortent pour la première fois. Nous avons eu trois-quatre années extraordinaires, avant de devoir arrêter quand la sécurité est intervenue. »

C’est à cette époque qu’il commence à collectionner des objets et images liés à l’imagerie populaire de la tauromachie. Des peintures d’amateurs, gravures, chromos, poupées, verres peints et quelques sculptures. Mais aussi et surtout des bandes dessinées de tauromachie, son péché mignon qu’il chine dans les marchés aux puces et chez les marchands dans le sud de la France et en Espagne. Les pièces de sa collection rejoignent, au fur et à mesure de ses nouvelles acquisitions, le Musée des cultures taurines qui a ouvert ses portes en 1986 à Nîmes.

Travail compulsif

Les années 1980 sont celles de la reconnaissance officielle : exposition, en 1980, au Centre d’arts plastiques contemporains (CAPC) à Bordeaux puis, en 1982, dans le Forum et les Galeries contemporaines du centre Pompidou. En 1988, Viallat représente la France à la Biennale de Venise. Bourreau de travail, véritable machine à peindre, arrimé à son atelier six jours sur sept, Viallat est un boulimique qui produit et accumule une œuvre pléthorique. Les expositions dans les musées et les galeries s’enchaînent sans temps mort. Les commandes publiques ou privées affluent. « Je ne supporte pas de m’arrêter de créer. Sinon, je ressens un mal-être, je deviens bougon car je ne suis plus centré », glisse-t-il dans un demi-sourire.

Son ami, Alain Montcouquiol, qui partage sa passion pour les taureaux et la corrida, le retrouve, chaque jour autour d’un café, dans le bistrot qui fait face à l’atelier. L’écrivain loue la simplicité du personnage, son absence de forfanterie. Il se dit impressionné par la passion de Viallat pour son métier d’artiste. Ce fameux « métier » qui – contraction étymologique des mots latins « ministère » et « mystère » –, renvoie à des « ministères mystérieux ». Ce « ministère mystérieux » de peintre occupe encore une place centrale dans la vie de cet homme, à l’austérité calviniste, qui vit intensément le présent sans prévoir le futur, ni revenir sur le passé. À l’image du torero ou du raset [ndlr, crochet du raseteur pour attraper la cocarde entre les cornes du taureau] dans l’arène ou sur le « plan ». « La difficulté vient à partir du moment où l’on commence à calculer, car le taureau, lui, ne calcule pas », souffle-t-il en rentrant la tête dans les épaules.

CLAUDE VIALLAT EN DATES

1936 Naissance à Nîmes
1955 École des Beaux-Arts de Montpellier
1961 École nationale des Beaux-Arts de Paris
1970 Supports/Surfaces au Musée d’art moderne de la ville de Paris
1972 Voyage aux États-Unis, découvre Jackson Pollock et l’art des Indiens d’Amérique
1979 Directeur de l’École des beaux-arts de Nîmes
1988 Représentant de la France à la Biennale de Venise
2004 Rétrospective au Musée Fabre
2016 Exposition de sa collection de bandes dessinées au Musée des cultures taurines de Nîmes

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°468 du 25 novembre 2016, avec le titre suivant : Claude Viallat : artiste

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