LONDRES / ROYAUME-UNI
Il faut avoir du coffre pour occuper l’immense Turbine Hall de la Tate Modern à Londres. Une véritable arène muséale : entre l’artiste et l’architecture s’y joue à chaque fois une confrontation physique.
Après Louise Bourgeois, Anish Kapoor, Juan Muñoz et Olafur Eliasson, c’est au tour de Bruce Nauman de se mesurer à cette immensité d’environ 3 000 m2. Bruce Nauman n’a pourtant pas pris le parti de l’installation spectaculaire ni de la sculpture massive. À première vue, il n’y a même rien à voir. Une position on ne peut pas plus minimale. Mais c’est sans compter le sens du rythme de l’artiste pour diriger habilement voire manipuler les corps dans l’espace, comme le fait depuis près de quarante ans cet Américain originaire de la Côte ouest. Vidéos, performances… le corps et le comportement humain sont au centre de son œuvre. Quant à l’espace, il est matière à expériences physiques. Ici, le public l’arpente inlassablement et avec plaisir. Le lieu n’a même peut-être paradoxalement jamais été aussi habité. De long en large, en diagonale, des allers-retours et des va-et-vient. Du mouvement. Un fourmillement incessant.
Nauman a tout simplement choisi de taquiner le tympan des visiteurs de la Tate Modern et de plonger ceux-ci dans les multiples possibilités du langage. Ses projections vidéo très grand format mettaient déjà en scène des comédiens qui s’esclaffent ou se manifestent vocalement, de différentes manières et en boucle. L’artiste américain nous laisse cette fois onduler au son issu d’une vingtaine de ses bandes diffusées en divers points de l’espace du Turbine Hall, mais sans leurs images. Éclats de rire, prières insistantes, trémolos et vocalises, haine, joie, ordres et comptines… Toute la comédie humaine y passe. « Good Boy, Bad Boy », « No, No, No, No », « OK, OK, OK », « Live and Die », « Get out of my Mind »… Jeux de mots, blagues, chants : la compréhension ou non de la langue anglaise ne retire rien au plaisir physique qu’engendre cette œuvre sonore. Un « mmmmm » chaleureux et lancinant émanant du centre de l’espace vient d’ailleurs lier toutes ces phrases entre elles de manière quasi spirituelle. Le haut-parleur qui diffuse cette séquence est en effet placé en hauteur de manière à dominer tous les autres sons. Intitulée Raw Materials, cette œuvre qui fait du son un matériau brut nous rappelle pourtant que chaque langage est avant tout musique et que chaque individu devient à sa manière un instrument sonore. L’intérêt de l’artiste pour le philosophe Ludwig Wittgenstein ou pour des musiciens tels que Philip Glass, John Cage ou Coltrane est particulièrement manifeste dans cette installation. Au son de ces voix d’hommes, de femmes ou d’enfant, un jeu sensuel se révèle. Il nous permet d’entrer dans le langage et d’en saisir la respiration, d’en traverser les intensités, de glisser sur les nuances, de se délecter de ses contrastes, de surfer sur les modulations et les variations de fréquences. C’est une architecture vocale qui se dessine finalement à travers tout l’espace et que le public butine à son rythme. Libre à lui de ralentir, d’accélérer, de traverser ; les déambulations et les babillages du public viennent étoffer cette œuvre qui convoque le verbe, et finit par sonder le comportement humain.
Subtilement, Bruce Nauman nous convie aussi à une mini-rétrospective sonore de son œuvre. Mais cette installation aussi immense que discrète est également une belle manière pour l’artiste de rendre hommage à l’espace muséal qui l’accueille puisque le public, en parcourant l’œuvre dans tous les sens, s’approprie l’architecture des lieux.
« The Unilever Series », jusqu’au 28 mars 2005, Tate Modern, Bankside, Londres, tél. 44 20 7887 8008, tlj 10h-18h, vendredi et samedi jusqu’à 22h.
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Bruce Nauman s’empare du hall de la Tate Modern
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°204 du 3 décembre 2004, avec le titre suivant : OK, OK, OK