Passionné par l'avant-garde russe, le directeur de la galerie Le Minotaure, Benoît Sapiro aime (re)découvrir les talents.
On l’imaginerait volontiers à Berlin en joyeuse compagnie avec la bande à Baader – celle du jovial architecte et écrivain Johannes Baader, pilier moustachu à la pipe du mouvement Dada berlinois –, il y a presque un siècle, entre deux cataclysmes, en train d’accrocher des photomontages pour ouvrir une foire Dada. Benoît Sapiro est un grand gaillard qui se déplie dans une galerie de la rue des Beaux-Arts, louant immanquablement un petit stand à la Biennale des antiquaires, où il présente à chaque édition une exposition originale. Né dans une famille venue de Bessarabie et de Moldavie roumaine après la guerre, Benoît Sapiro est tombé à sa naissance dans le chaudron de l’art du XXe siècle. Son père, entrepreneur en confection, tenait une galerie avenue Matignon, où il représentait entre autres des peintres abstraits comme André Lanskoy ou Pierre Tal Coat.
L’attachement à Israël
En 1978, ses affaires ayant périclité à la suite de la crise de 1974, il emmène sa famille vivre en Israël. À douze ans, Benoît s’est retrouvé à Haïfa, désespéré d’avoir quitté la fièvre qui habitait alors Paris. À quinze ans, il claque la porte du domicile familial. Enrôlé dans l’armée, il est engagé deux fois au Liban. « À dix-huit ans, je me suis retrouvé dans une prison à ciel ouvert. Le dernier jour de mon service, j’ai quitté le pays où j’ai juré de ne plus jamais mettre les pieds ». La condamnation semblait sans appel. Il y est retourné un an et demi plus tard, toujours tiraillé entre son attachement à cette terre et son sens de la justice. « J’ai toujours voté, avoue-t-il crânement, pour le parti communiste, le seul à traiter Juifs et Arabes à égalité ». Il est passé par Londres, Miami et New York, avant de s’installer à Paris à 22 ans. À l’Académie Charpentier, il prépare le concours d’entrée à l’École nationale supérieure des beaux-arts, mais renonce à se présenter : « je n’ai pas eu la prétention ». Il erre encore, consacrant deux années à l’étude de la communication et de l’audiovisuel avant d’entamer une thèse sur l’actionisme, résurrection du dadaïsme dans les années 1960, sous la direction de Raymonde Moulin.
L’attrait pour l’Est et la Russie
En 1989, sa rencontre avec Georges Boudaille change sa vie. Il est venu pour un stage. Le patron de la rubrique artistique aux Lettres françaises le charge de classer sa bibliothèque. Celui-ci va non seulement le faire entrer dans l’univers de ses livres, mais lui transmettre un savoir « hallucinant ». L’homme est connu pour sa rudesse, que n’améliore pas un penchant pour la bouteille qui ne va pas tarder à l’emporter. « C’est vrai, il faisait fuir tout le monde, mais moi j’ai pu rester… » Boudaille l’entraîne de son appartement des Gobelins à Versailles, comme assistant à son cabinet d’expertise. Le jeune homme se fait curieux de tout, comme lorsqu’il prépare une vente à Drouot autour de Carmelo Arden Quin, chef de file du MADI, le mouvement constructiviste sud-américain. MADI pour MAtérialisme DIalectique… On retrouve les tropismes de Benoît Sapiro qui exposera bien plus tard en sa galerie l’avant-garde juive réunie autour de l’atelier d’Alexandra Exter, qui avait installé une sorte de Bauhaus avant la lettre à Kiev. Esprit éclectique, Sapiro partira aussi bien explorer les avatars du surréalisme en Europe centrale. Mais le cœur de son métier, c’est l’explosion de l’art révolutionnaire en Russie dans les premières années du siècle, qui n’a cessé de projeter ses étincelles à travers le temps et les continents.
Le décès de son mentor, en 1991, incite le jeune homme à s’installer à son compte. Il fait l’expert à Drouot, mais la frénésie du lieu heurte son désir d’apprendre, d’approfondir et de défricher en traverse. Il en parle comme d’un « abattage de boucherie ». Alors il se pose comme marchand à domicile à Montparnasse, le haut lieu de l’école de Paris qui le passionne tant, avant de déménager à Saint-Germain-des-Prés, qu’il ne quittera plus. À la Fondation Maillol, il collabore aux expositions Pascin et Bonnard. Son père avait acquis des dessins et aquarelles du peintre du Cannet de son beau-frère, le compositeur d’opérette Claude Terrasse. Sapiro fils monte aussi une rétrospective Tal Coat. Ainsi, s’éloignant des orages de l’adolescence, s’acquitte-t-il de la dette envers son père, disparu en 1992. Pour Tal Coat, il est accueilli dans la galerie d’un marchand de la rue des Beaux-Arts. Il se défiera cependant quand celui-ci lui proposera des faux, fabriqués par les Beltracchi. Sur cet énorme scandale, qui a entraîné dans l’abîme ce galeriste à la fin de sa vie, Sapiro a ce commentaire : « cela peut arriver à tout le monde. Je suis forcé de faire très attention : l’avant-garde russe est minée par la contrefaçon. Pour ma part, je n’ai qu’une politique : la provenance doit être vérifiable ; dans le doute, il ne faut pas acheter. Là, j’ai eu des doutes, je n’ai pas voulu acheter. Pour ceux qui l’ont fait, c’est terrible… ». De 1995 à 2000, Benoît Sapiro s’en retourne en Israël pour montrer Chagall à Jaffa, le constructivisme russe à Haïfa et une rétrospective Bonnard au musée de Tel Aviv, alors que reprennent les violences de l’Intifada. En 2001, Sapiro s’installe enfin. Rue des beaux-arts, il ouvre la galerie Le Minotaure à l’emplacement de la librairie éponyme qui fut un haut lieu du surréalisme. En treize ans, il y réalise pas moins d’une quarantaine d’expositions. On y trouve Kupka, Pascin ou Lanskoy. Mais aussi des noms bien moins connus comme Jirí Kolar, Jean Pougny, Toyen, Etienne Béothy ou Léon Tutundjian. D’Erwin Blumenfeld, bien avant qu’il ne devienne le photographe de Vogue, il dévoile les photomontages de l’époque Dada, engagés contre le nazisme ou le racisme aux États-Unis. D’El Lissitzky, il déterre des œuvres de jeunesse destinées aux enfants.
Un regard neufsur l’art et le monde
À la Fiac ou la Biennale du Grand Palais, il fait preuve de la même originalité. L’idée « de présenter un Miro ou un Klein » le dépasse. Et il déplore les convulsions cycliques du Syndicat national des antiquaires, dont il est devenu adhérent, qui risquent de mettre « ce bel outil en péril ». Il est rétif à l’idée d’élargir sa petite boutique. Il craint de ne pouvoir maintenir celle qu’il a ouverte il y a quelques années à Tel-Aviv. À aucun prix, il ne veut « perdre l’esprit galerie » : « ne nous leurrons pas, entre la banque Gagosian et la niche hyperspécialisée, il n’y a plus de place pour la galerie généraliste du goût, sans ligne directrice ». Il préfère s’en tenir à « des interventions ponctuelles », fidèles à sa recherche, comme lorsqu’il loue deux étages de l’hôtel de l’industrie, place Saint-Germain, pour présenter les artistes du dernier tiers du XXe siècle ayant renoué avec l’avant-garde russe ; dont Ilya Kabakov, avec son installation La cuisine communautaire, Mikhaïl Grobman, qui a accumulé des archives inouïes sur la contestation en Russie ou Oscar Rabine, qui a peint en 1978, l’année de son exil, son propre passeport, sur fond de vue du Père Lachaise. La galerie publie un livre de référence en deux volumes sur les artistes expulsés d’URSS. En 2007 et 2008, Benoît Sapiro est invité pour faire connaître Lanskoy et Serge Charchoune, un des piliers de « l’art concret », au Musée Pouchkine de Moscou, puis au Musée national de Saint-Pétersbourg. Il loge les comités qui défendent l’œuvre d’artistes comme Lanskoy ou le sculpteur né hongrois Etienne Béothy, dont il a soutenu la publication du catalogue raisonné. Il n’est pas qu’à la recherche du temps perdu, invitant aussi des artistes israéliens contemporains ou encore le plasticien Mathieu Mercier, venu en compagnie du dadaïste Bernard Marcadé. « Il tient toujours porte ouverte », s’enthousiasme ce critique d’art et commissaire d’exposition, qui loue une « générosité et une gentillesse, sans doute renforcées par les douleurs de la guerre au Liban ». Il ne trouve décidément « aucun défaut » à ce chercheur rigoureux, un bon vivant, adorant la bonne chère, et basketteur à ses heures, du haut de ses 192 cm, « très attaché à sa famille ». Il a épousé une styliste, elle aussi d’origine bessarabe, rencontrée à Tel Aviv, avec laquelle ils ont deux enfants. Inlassablement, non seulement cet humaniste cherche à porter la lumière sur des artistes méconnus ou atypiques, mais il porte un regard neuf sur l’art et le monde.
1966 : Naissance à Paris
1978 : Déménagement en Israël, à Haïfa
1989 : Rencontre avec Georges Boudaille son « seul et unique employeur »
2001 : Ouverture de la galerie Le Minotaure
2007 : « Moscou-Paris, 1960-2000 » à l’hôtel de l’Industrie. Présente des artistes de l’école de Paris au Musée Pouchkine et au Musée national de Saint-Pétersbourg
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Benoît Sapiro - Galeriste
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°418 du 5 septembre 2014, avec le titre suivant : Benoît Sapiro - Galeriste