Art contemporain

Aux sources de l’œuvre de Sophie Ristelhueber

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 27 septembre 2022 - 1756 mots

Du dialogue inattendu des photographies de Sophie Ristelhueber avec les peintures et sculptures d’Alberto Giacometti ressort, à Paris, une exposition marquante par leurs liens insoupçonnés.

La dernière fois que nous nous sommes rencontrées longuement, c’était à l’automne 2014. Sophie Ristelhueber habitait provisoirement dans un appartement qu’un ami lui avait prêté rue Victor-Schœlcher, dans le quartier de Montparnasse. Elle se préparait à emménager dans le 9e arrondissement de Paris après avoir habité pendant soixante-six ans sur la rive gauche, entre le boulevard Saint-Michel et Alésia. Cet entre-deux la remuait profondément bien que la Tate Modern à Londres exposait au même moment la série Fait,œuvre monumentale et emblématique de l’artiste composée de 71 vues aériennes et terrestres d’impacts, de brisures et d’objets abonnés dans le désert du Koweït juste après la première guerre du Golfe. En 2014, le 5, rue Victor-Schœlcher n’abritait pas encore l’Institut Giacometti. Huit ans plus tard, elle y revient, cette fois pour l’exposition « Legacy », un dialogue inattendu avec Giacometti.

LES LIEUX DE L’ENFANCE

On ne l’attendait pas en ces espaces. Sophie Ristelhueber et Alberto Giacometti ne sont pas deux artistes que l’on associe spontanément. « Pourtant, contre l’apparente différence des œuvres, la pensée visuelle de Ristelhueber s’enracine elle aussi dans des formes obsédantes et trouve chez Giacometti une profonde communauté de pensée », souligne Hugo Daniel qui l’a accompagnée dans son exploration des réserves de l’Institut et qui signe l’exposition. Ce n’est pas la première fois que l’institution invite un artiste à imaginer un dialogue entre son propre travail et celui de Giacometti. Au printemps dernier, ce fut Douglas Gordon. Ce n’est pas davantage le premier dialogue de Sophie Ristelhueber avec un artiste. En 1995-1996, elle le fit au Consortium à Dijon avec Balthasar Burckhardt, puis en 2002, au Musée Zadkine. Sophie Ristelhueber avait alors trouvé dans le jardin du Luxembourg, où gamine « on l’amenait prendre l’air », le lien qui la reliait au sculpteur et avait mené un travail sur le sol des allées du jardin comme si elle était au-dessus du sol irakien photographié quelque temps plus tôt. Vingt ans plus tard, l’invitation de Catherine Grenier, présidente de l’Institut Giacometti, aboutit à une exposition d’un tout autre registre et d’une tout autre ampleur par les mises en résonance de leurs œuvres, portrait en creux de l’itinéraire d’une artiste franche et sans concession. « La quête infinie de Giacometti de la compréhension de la personne humaine, de ce qu’est l’humain, comme la question de l’ambiguïté entre la vie et la mort dans la représentation artistique, habitent beaucoup son œuvre comme elles habitent celle de Sophie Ristelhueber », souligne Catherine Grenier. Le lien très fort que Giacometti a entretenu avec son enfance et sa famille trouve également un écho avec celui que la photographe a nourri avec Vulaines, nom de la maison familiale des grands-parents et titre de la première œuvre autobiographique de l’artiste, conçue cinq ans après ses images de ruines de Beyrouth et la commande publique sur le paysage français passée par la mission photographique de la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale). Vulaines donc qui, en sept diptyques, juxtapose fragments agrandis de photographies familiales en noir et blanc prises par son grand-père et photographies en couleurs de l’intérieur des lieux, réalisées à la chambre et à hauteur de la petite fille de 4 ou 5 ans qu’elle était alors. Pieds de chaise et de table, tapis, tapisseries, carrelages ou rebord de lit : son regard prélève ce à quoi son regard d’enfant se heurte. Aucune nostalgie dans la juxtaposition des images réalisées par son grand-père sur elle enfant avec les siennes, mais une mélancolie ténue face au temps qui passe, une ambivalence également dont elle se saisit pour la première fois au travers de ce mobilier, tissus et papiers peints défraîchis par le temps et les usages, à la fois « oppressants et microcosmes où s’inventent plein de choses », confie-t-elle dans La Guerre intérieure, livre d’entretiens avec Catherine Grenier. « Enfant, je me suis beaucoup perdue dans les papiers peints, les dessus-de-lit à fleurs, toutes ces choses qu’on n’a plus du tout dans les appartements. Est-ce que c’est là où j’ai commencé à me bâtir un univers, à sortir de l’échelle réelle ? », s’interroge-t-elle quand est abordée la question de son obsession des traces laissées par les conflits au Moyen-Orient ou dans les Balkans sur les sols et sur les peaux. « Si je n’avais pas connu cette maison tellement usée par la vie, je ne l’aurais peut-être pas été. »

Vulaines (1989) n’est pas le travail le plus connu de Sophie Ristelhueber, bien qu’il soit extrêmement important par ce qu’il raconte de son rapport au lieu, à la trace et à l’enfance et par ce qu’il a généré ensuite. D’autres travaux sur l’enfance ont suivi Vulaines : Les Trois Sœurs (1996) et Le Luxembourg (2002) notamment. D’autres travaux à partir de Vulaines se sont aussi développés tels Les Barricades mystérieuses (1995) et Pères (2014), film tourné dans la maison familiale et réalisé dans le cadre des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale à partir de prises de vues en plongée des sols foulés par plusieurs générations et de lettres évoquant la maison, envoyées par un grand-oncle, mort au combat à l’âge de 22 ans. Par le sol convoquer ainsi des vies.

LA QUESTION DE LA FILIATION

Tout au long de sa vie, Giacometti a sculpté et peint sa famille : son père, sa mère, ses frères et sœurs, et sa femme Annette. Lors de son exploration des collections, elle a relevé ce versant de l’œuvre et le met en lumière dans l’exposition. Sophie Ristelhueber, en revanche, n’a jamais éprouvé le besoin de photographier ses proches, préférant prélever des images dans les territoires de son enfance ou dans les archives familiales. Pour son exposition à l’Institut Giacometti, ce sont d’autres souvenirs et héritages qui affleurent au travers d’une sélection de photographies issues de séries anciennes inédites ou référencées, ou encore nées de ses « rêveries giacomettiennes », dont Legacy qui donne aussi son nom à l’exposition. Par ce terme anglais, au sens bien plus large que celui d’héritage qui prévaut en français, évoquer là encore la question de la filiation en suggérant d’autres types de legs que matériel. « À partir du moment où j’ai fait le choix de retenir les peintures et les petites têtes en plâtre de Giacometti représentant ses proches, la question du lien et de la filiation est apparue très vite », explique-t-elle. Et avec elle, celle des associations d’images comme celles construites à partir du petit lit étroit disposé dans un coin de l’atelier de Giacometti, « frappant dans tout ce qu’il peut représenter de la solitude de l’artiste et tout autant dans les autres usages qu’on peut en faire », dit-elle. Le lit est un motif récurrent dans l’œuvre au même titre que les cratères d’un sol ou encore les sutures sur une peau certes plus diffus, mais tout aussi puissant pour évoquer la guerre et ses meurtrissures.

« Ristelhueber aime les images pour leur ambiguïté, parce qu’elles peuvent décrire une réalité en en montrant une autre, par ce qu’elles peuvent produire en métaphores et en troubles. Ainsi un lit peut représenter à la fois une couche, une forteresse, un tombeau. Il est l’espace de la rêverie comme du dernier repos », relève Hugo Daniel. « Le temps et la mort ne défont pas les liens, ils les rendent visibles ». Et ô combien chez Sophie Ristelhueber ! Tel ce polyptyque de Legacy qui juxtapose son visage jeune à celui de sa grand-mère paternelle, à qui elle ressemble, et entre lesquelles elle intercale des photographies de paysages prises pendant la mission photographique de la Datar ; ou encore, tel cet autre polyptyque, toujours dans la même série, incluant un portrait de son père, médecin hospitalier, en train de fumer, les yeux baissés. Si, faute de place, cette pièce n’a pu être retenue dans l’exposition, cette série rappelle son retour régulier aux archives familiales qui sommeillent chez elle comme à ses propres archives pour construire d’autres séries ou faire émerger d’autres photographies jamais montrées comme ce travail de jeunesse sans titre, exposé dans Legacy. Centré sur des opérations chirurgicales dans un hôpital parisien, il n’avait jamais été montré depuis la Biennale de Paris de 1982. Son rapprochement aujourd’hui avec Every One,évocation des victimes du conflit yougoslave, par des plans très rapprochés de sutures sur des visages, est édifiant sur les formes qui l’obsèdent depuis ses débuts.

UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE SPÉCIFIQUE

Sophie Ristelhueber aime laisser infuser ses archives comme ses voyages, et revenir à elles pour puiser d’autres images non tirées, créer d’autres associations. « Tout voyage ne fait pas une série », précise-t-elle, du moins immédiatement si l’on se réfère à ses séjours récents au Moyen-Orient, en particulier sur les bords la mer Morte en 2017 qui, deux ans plus tard, a donné lieu à Sunset Years, photographies aériennes de son assèchement, marqué par des cratères et des fissures créés par le pompage de l’eau. Car ce qui a trait chez elle à l’enfance, au paysage ou à la guerre, est avant tout une histoire de territoires par ce que ces derniers portent et évoquent en faits et bouleversements. Dans nombre de ses expositions, le territoire de l’enfance côtoie celui des guerres. Les juxtapositions de temps, de lieux aux antipodes sont une autre constante chez elle, rappelant que son rapport au monde s’inscrit avant tout dans une approche esthétique spécifique, posée dès le début et retravaillée inlassablement pour flirter avec l’abstraction.

Jusqu’à une période pas si lointaine, son approche du conflit a suscité maintes critiques du côté des photojournalistes, l’œuvre a depuis fait école en France comme à l’international, y compris du côté des jeunes photographes documentaires qui s’y réfèrent régulièrement dans leurs travaux sur la guerre. À l’Institut Giacometti, l’exposition « Legacy » est un jalon important dans l’appréhension de l’œuvre, mais aussi pour la visibilité donnée à l’œuvre elle-même en France. Depuis la monographie organisée en 2009 par Marta Gili au Jeu de Paume, aucune exposition ne lui a été en effet consacrée par une institution en France si ce n’est à la Galerie Poggi qui la représente. Un « fait » qui échappe à l’entendement.

 

1949
Naissance à Paris
1980
Coréalise le film « San Clemente » avec Raymond Depardon
1981
« Intérieurs » , au Centre Pompidou
1984
Série « Beyrouth »
1984-1986
Mission photographique de la Datar
1989
Série « Vulaines »
1992
Série « Fait »
1996
« New Photography 12 » , au MoMA
2009
« Sophie Ristelhueber, opérations » , Jeu de Paume (Paris)
2014
Représentée par la Galerie Jérôme Poggi (Paris)
2022
« Legacy Alberto Giacometti / Sophie Ristelhueber » , Institut Giacometti (Paris), du 27 septembre au 30 novembre
« Legacy. Alberto Giacometti/Sophie Ristelhueber »,
du 27 septembre au 30 novembre 2022. Institut Giacometti, 5, rue Victor-Schœlcher Paris-14e. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Entrée libre. Commissaire : Hugo Daniel. www.institut-giacometti.fr
Catherine Grenier, « Sophie Ristelhueber. La guerre intérieure, »
Les Presses du Réel, nouvelle édition augmentée, 136 p. 15 €.
Catalogue, « Legacy. Alberto Giacometti/Sophie Ristelhueber », »
coédition Fondation Giacometti et FAGE, 160 p., 24 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°758 du 1 octobre 2022, avec le titre suivant : Aux sources de l’œuvre de Sophie Ristelhueber

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