A travers ses vidéos, le jeune artiste albanais ressuscite la mémoire de sa famille et celle de son pays. Une quête d’identité qui transcende sa propre histoire. Lauréat du Prix Gilles Dusein 2000, il est présent à la Biennale de Venise dans la sélection d’Harald Szeemann, en attendant sa prochaine exposition personnelle à Paris à la galerie Crousel.
Après avoir fait des études de peinture aux Beaux-Arts de Tirana, Anri Sala s’exile une première fois à Paris où il aborde la vidéo à l’Ecole nationale des Arts décoratifs. Puis, de 1998 à 2000, il part se perfectionner à l’école du Fresnoy de Tourcoing. Ce jeune Albanais, issu d’un milieu cultivé et politiquement engagé, trouve sa voie très vite et s’impose avec quatre films attachants : Intervista (1997), Nocturnes (1999), Byrex (2000) et Uomo Duomo (2001). Tous font appel à la mémoire, oubliée ou muette, ancestrale et mécanique ou refoulée, à la solitude et à l’identité. Si dans Intervista et Byrex la mémoire est étroitement imbriquée à celle, récente, de l’Albanie qui a dû « copier et assimiler les schémas du capitalisme venu d’Occident, dans l’urgence extrême », elle est aussi liée à son histoire personnelle et familiale. Dans Intervista, sa mère peine à se rappeler les mots de sa jeunesse militante qui lui sont restitués visuellement par le langage des sourds-muets, mots censurés par sa propre mémoire et qu’elle ne se souvient pas d’avoir prononcés. Dans Byrex, sa grand-mère est présente grâce aux gestes ancestraux qui pétrissent, étalent, étirent, mettent en forme une pâte qui devient feuille, feuille qui devient voile, voile qui devient nappe, bref une succession de couches qui couvrent tout en laissant deviner les différentes strates de ce qui n’est autre que la sédimentation de la mémoire. Les mains sont aussi langage visuel dans le film Nocturnes : mains qui touchent les poissons et plongent dans l’aquarium, mains-paysages qui dressent une carte de la montée de la violence, mains qui racontent les cauchemars de ce soldat de Bosnie hanté par ce qu’il y a fait, mains qui essayent d’oublier en se souvenant, en ressuscitant la mort lorsqu’il joue à la Playstation. Des histoires de mains qui mettent à nu l’inconscient, qui reconstituent l’indicible, mains dotées d’une vie propre, qui font partie d’un corps qui lui, n’oublie pas. Ce corps, on le retrouve dans le dernier film d’Anri Sala, projeté en boucle et en temps réel de quelques secondes à la Biennale de Venise, dans la section AperTutto. Un homme, assis sur le banc d’une église, le Duomo de Milan, est plongé dans un profond sommeil. Son corps abandonné, lourd de sa pesanteur naturelle, agit tout seul et penche comme s’il allait tomber. Puis, lorsqu’il atteint un point d’équilibre que lui seul connaît, ce corps se redresse brusquement, en sursaut, se rattrapant dans l’espace, entamant le même parcours à l’envers pour finir par retrouver sa position initiale. Insensiblement, il reprend sa lente glissade, s’immobilise, se redresse à nouveau, retombe, recommence cette mystérieuse chorégraphie. Pas un mot, pas un geste, pas un indice, pas de mains pour arrêter le mouvement perpétuel de ce corps inconnu. La répétition de cette chute interrompue ne signifie pas pour autant similitude. On admire l’ambiguïté, le mélange de netteté et d’interrogations sans réponses. Tout y est imperceptible. Au début, on ne croit voir qu’un tas de vêtements qui peu à peu s’anime. Lorsque notre œil s’habitue à cet être humain qui bouge tout en restant immobile, on perçoit le flux régulier des gens qui marchent dans l’allée latérale de la cathédrale, parfaitement indifférents à l’homme assoupi. Deux mondes qui s’ignorent au même endroit, deux faces d’une même réalité. Rêve-t-il ? D’où vient-il ? Par quel mécanisme inconscient de son corps ne tombe-t-il pas ? Est-ce une remémoration atavique du sommeil de nos ancêtres les grands singes qui parfois tombaient des arbres et se réveillaient dans la peur ? Est-il clochard ou bourgeois épuisé ? Dans toutes les histoires simples de Anri Sala, le personnage est prisonnier de lui-même, enfermé dans sa léthargie cyclique. Est-ce l’image de la tragique condition humaine, la vision de sa solitude, la parabole de sa chute ou de sa renaissance, une illustration du mythe de Sisyphe ? Le corps a ses secrets. Et l’homme est toujours en quête de son identité cachée par un écran, caché lui même par un autre écran.
- VENISE, Biennale, 10 juin-4 novembre et PARIS, galerie Chantal Crousel, 40, rue Quincampoix, tél. 01 42 77 38 87, 26 octobre-1er décembre.
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Anri Sala
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : Anri Sala