Jean Prouvé et Charlotte Perriand ont pris leurs aises dans un marché arrivé à maturité. Mais les créateurs de second rang ont plus de mal à s’imposer.
Rude, âpre, anti-esthétique mais étrangement beau, le mobilier en tôle pliée de Jean Prouvé et les formes libres plus « humaines » de Charlotte Perriand se sont imposés jusque dans les lofts cossus new-yorkais. En dépit d’un marché en ébullition depuis cinq ans, le chemin de la reconnaissance a pourtant été long. Petite piqûre de rappel. Vers la fin des années 1970, le marchand Alan Grizot avait acheté pour 3 500 francs auprès du Crous (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires) sept tables éclairantes de Jean Prouvé et Charlotte Perriand conçues pour une maison de la rue Saint-Jacques (Paris-5e). Dans la vente intitulée « Regard d’Alan » organisée en 1991 par Jean-Claude Binoche, une table éclairante est alors préemptée pour la somme de 175 000 francs. De l’eau a coulé sous les ponts. À la Biennale des antiquaires, le marchand Philippe Jousse propose le mobilier réalisé par Prouvé pour la villa Saint-Clair, notamment un fauteuil Kangourou, autour de 150 000 euros. « On trouve les prix de Prouvé importants aujourd’hui, mais l’évolution a été graduelle, affirme le marchand Patrick Seguin. Une différence s’établit en termes de prix entre ses créations industrielles et ses commandes uniques ou prototypes. On constate une raréfaction de certains modèles comme le fauteuil amphithéâtre d’Aix, la table granit poli, dont il subsiste dix-sept exemplaires, ou la table Trapèze, pour laquelle il existe une quinzaine d’exemplaires toutes dimensions confondues. » De fait, un spécimen Trapèze de la Cité universitaire d’Antony (Hauts-de-Seine) vaudrait aujourd’hui autour de 400 000-500 000 euros.
Cote égale
La cote de Charlotte Perriand épouse celle de Jean Prouvé pour les pièces insignes. En 2001, un buffet issu de la collection Chetaille fut adjugé par Pierre Cornette de Saint Cyr pour 2,05 millions de francs au milliardaire François Pinault. À la Biennale des antiquaires, la galerie Downtown présente dans une gamme de prix allant de 50 000 à 800 000 euros une dizaine de meubles issus de l’exposition-manifeste « Proposition d’une synthèse des arts », organisée par Perriand en 1955 à Tokyo. En revanche, le mobilier plus rustique conçu pour la station de ski des Arcs (Savoie) peine à se vendre. Aujourd’hui, le marché pour ces créateurs est arrivé à maturité. « Nous n’allons pas découvrir de nouveaux modèles. Des pièces déjà connues vont probablement faire leur deuxième ou troisième passage en ventes publiques et conforter leur position avec de nouveaux records », observe Fabien Naudan, spécialiste d’Artcurial. Si les rééditions n’ont pas affecté le moral des marchands, les démêlés entre les ayants droit de Perriand et ceux de Prouvé sur la paternité des bibliothèques réalisées en commun ont jeté quelque peu le trouble. « Cela n’a pas d’incidence directe sur le marché, mais il serait préférable que les choses soient claires, admet Philippe Jousse. Cela complique la tâche pour les certificats. »
Les seconds cercles
Par ailleurs, l’envolée observée pour les premiers de cordée n’a pas toujours réussi à hisser la cote de créateurs appartenant aux seconds cercles comme Mathieu Matégot, dont les petites tables roulantes se négocient entre 2 000 et 5 000 euros. « Matégot a une œuvre plus légère, aux sens propre et figuré, estime Fabien Naudan. Il a été créateur de meubles par la force des choses, sa vraie passion ayant été la tapisserie. On est dans le registre du bon porte-revues ou de la jardinière, il n’y a pas de réflexion d’architecte. » La tentative de réévaluation du travail de Pierre Jeanneret à Chandigarh, sous la houlette notamment du marchand Éric Touchaleaume, semble, elle, porter ses fruits. En 2006, un grand bureau démontable en teck, estimé 12 000 euros, a été adjugé 34 530 euros chez Artcurial. « À Chandigarh, il y a beaucoup de meubles meublants, une dimension pratique que l’on ne retrouve pas chez Prouvé ou Perriand, indique le marchand François Laffanour. On est plus proche d’une poésie brute comme celle d’Andrea Branzi que du meuble industriel. »
Mais en se calant sur l’art contemporain et ses hausses, le design des années 1950 ne se retrouve-t-il pas en porte-à-faux avec les présupposés intellectuels et sociaux de ces meubles ? Ainsi, dans le volumineux ouvrage sur Prouvé édité par la galerie Patrick Seguin (Paris), l’ingénieur Raymond Guidot précise : « [Prouvé] voulait demeurer dans un utilitaire visant le moindre coût. » Une idée généreuse dont le marché fait fi. « Nous sommes dans une société où, pour qu’une chose soit reconnue, elle doit avoir une valeur marchande, rappelle Philippe Jousse. Qui peut aller contre ça ? »
Concilier tradition et modernité. Tel est l’équilibre qu’a cherché Jean Royère durant sa carrière, initiée à la fin des années 1930. Créateur fantaisiste et globe-trotter, il s’est fait connaître par l’emploi de couleurs vives – vermillon, jaune acidulé ou bleu électrique –, l’usage de matériaux originaux et la création de formes ludiques. « Royère ne se donne aucune limite, souligne Fabien Naudan, spécialiste d’Artcurial. Il sait que ça ne peut être intelligent que dans la démesure, le décalé. La force de son travail est d’être lu comme un travail d’ensemblier. » Raffiné sans être chichiteux, ce créateur a cherché un utilitarisme humain et aimable. « Pour Royère, avant d’être fonctionnels et adaptés à nos besoins, les intérieurs et le mobilier doivent séduire ceux pour qui ils sont faits », observe Pierre-Emmanuel Martin-Vivier dans sa monographie publiée en 2002 aux éditions Norma. Il scande dès lors ses meubles de perforations, ou combine croisillons et billes comme dans le modèle Tour Eiffel. C’est un spécimen à croisillons plus tempéré (ill. ci-contre) que propose Patrick Seguin à la Biennale des antiquaires avec une série de huit meubles. La cote de Royère a connu une progression constante depuis dix ans à la faveur de collectionneurs comme Peter Brant, Ronald Lauder ou François Pinault. Le 3 juin, Sotheby’s a adjugé pour 516 750 euros un canapé et deux fauteuils Ours polaire. D’après Patrick Seguin, un tel ensemble n’aurait guère valu plus de 20 000 euros voilà une quinzaine d’années. Lors de l’exposition organisée en mai par Patrick Seguin à la galerie Sonnabend à New York, les prix voguaient de 20 000 euros pour un luminaire à 400 000 euros pour une pièce en marqueterie de paille. Des montants qui n’ont rien à envier à ceux d’un Jean Prouvé.
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Une part d’histoire
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Abonnez-vous dès 1 €François Laffanour, directeur de galerie Downtown à Paris
La multiplication des foires de design ne provoque-t-elle pas un effet de lassitude pour les créations des années 1950 ?
Cette usure de l’image que vous évoquez n’agit pas sur les nouveaux collectionneurs. Ces salons sont nécessaires car on touche à chaque fois de nouveaux acheteurs.
N’y a-t-il pas un décalage entre la vocation originale de ces meubles, destinés à la collectivité, et leurs prix actuels ?
Cela n’a pas de sens de se battre contre les prix. Ils ne sont pas plus montés dans ce domaine que dans d’autres. Ces meubles sont des vecteurs de communication culturelle et sociale. Les gens les achètent comme une part d’histoire, l’aventure d’une époque. Je ne vois pas pourquoi ces meubles n’auraient pas la valeur que le marché leur accorde. Est-il normal qu’une chaise de Prouvé vaille 20 francs, comme c’était le cas chez Emmaüs dans les années 1970, ou [aujourd’hui] 3 000 à 5 000 euros ? Un discours intellectuel ne perd pas de son intérêt si l’objet auquel il s’applique vaut cher. Le marché n’a ni raison ni tort, il est ce qu’il est, c’est un fait à accepter.
Le marché est-il parvenu aujourd’hui à maturité ?
Oui, mais les circuits ont changé. Il y a trente ans, les gens s’amusaient à avoir des choses décalées. Actuellement, les choix sont plus confirmés et la clientèle a changé. Le regard porté sur ces meubles, où l’esthétique fait corps avec le projet social, est plus profond. Quand des meubles commencent à valoir entre 200 000 et 1 million d’euros, et il faut les présenter de manière sérieuse.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°286 du 5 septembre 2008, avec le titre suivant : Une part d’histoire