Qu’elles soient taillées dans la pierre des régions de Mathurâ ou de Sârnâth, les effigies divines de l’époque des Gupta respirent la spiritualité. Ce qui n’a pas interdit un art profane d’exister.
Berceau de deux des plus grandes religions de l’humanité – le bouddhisme et l’hindouisme –, l’Inde a vu éclore sur son sol une kyrielle de langages artistiques qui ont inspiré, de leurs formes harmonieuses, tous les peuples de l’Asie. Une constante, cependant : l’omniprésence d’un sacré qui habite chacune de ses créations, peintures, sculptures, mais aussi représentations de théâtre et de danse. Au pays de Bouddha, de Vishnu ou de Shiva, chaque acte est une offrande, chaque œuvre d’art une prière adressée aux dieux…
Loin d’échapper à cette règle, l’époque gupta célébrera avec une intensité toute particulière cette union profonde et charnelle entre création et spiritualité. Ici, nulle notion « d’art pour l’art », si chère à nos contemporains. Nul arbitraire, nul chaos dans ces théories de figures dont chaque attitude véhicule un symbole et dont chaque attribut désigne une fonction. Souvent anonyme, toujours habité d’un sentiment religieux, l’artiste n’est-il pas là pour traduire le plus fidèlement possible la nature divine de la déité représentée ?
Puissance de méditation et de contemplation intuitive, capacité d’observation minutieuse, science de l’équilibre et des dimensions, contrôle parfait des muscles et du corps, telles sont, en Inde, les qualités requises du praticien idéal…
Codifié, l’art gupta n’est pas pour autant dénué de créativité
Est-ce à dire que tout désir d’innovation et de recherche est explicitement banni ? À regarder ces cortèges de bouddhas aux gestes immuables, ces fresques aux couleurs savamment codifiées, la réponse semblerait, de prime abord, affirmative. Oui, l’art indien, et l’art gupta en particulier, est religieux, avant d’être artistique.
Véhicule de la croyance, support de contemplation, l’œuvre est d’abord au service de la foi. Même le temple est ce microcosme au centre duquel règne la divinité tutélaire. Quant à la statue, son exécution elle-même relève d’un acte sacré. Aucun détail n’y est d’ailleurs gratuit : mensurations, couleurs, gestes, attitudes, expressions de physionomie doivent obéir scrupuleusement aux indications des textes, sous peine de voir se muer en forme maléfique la puissance de la divinité que l’on cherche à se rendre favorable en l’évoquant ou en la représentant.
Selon Amina Okada, on aurait tort, cependant, de sous-estimer la part de créativité personnelle, au sein de l’ensemble de la production gupta. Comme dans chaque civilisation et pour chaque époque, il y eut, aux côtés de tâcherons répétant à satiété les mêmes formules, d’immenses artistes dont le talent était suffisamment sûr pour « manipuler les codes », « transcender le carcan ». Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner, comme autant de variations subtiles, quelques-uns des chefs-d’œuvre présentés au Grand Palais.
Pour cette manifestation, les deux commissaires ont souhaité, en effet, ne retenir que l’excellence : l’affirmation de cette esthétique à nulle autre pareille qui « fait de la beauté physique, sensuelle, l’emblème de la beauté spirituelle » (B. Rowland). De même que le sculpteur grec Polyclète élabora, au ve siècle avant notre ère, son célèbre « canon » (ensemble de règles et de proportions quasi mathématiques), l’artiste gupta choisit le corps humain pour thème principal et le hissa au rang de vision du monde. C’est ainsi qu’il faut comprendre ces images de bouddhas et de dieux à l’anatomie juvénile et au visage irradiant de douceur.
« Véritable transmutation de la matière en esprit » (pour reprendre les mots inspirés d’Amina Okada), l’art gupta repense donc le réel pour atteindre la perfection. Certains l’ont qualifié de classique, d’autres de puriste. « Conceptuel » est peut-être l’épithète qui lui convient le mieux, tant il est vrai que son langage est au service d’une idée, voire d’une abstraction. Car qu’expriment ces visages baignés de douceur, ces corps diaphanes et éthérés, si ce n’est cette forme de détachement serein ou d’intériorité qu’est la méditation ?
Les bouddhas de grès rose : entre spiritualité et humanité
Taillée dans le beau grès rose de la région de Mathurâ, cette magnifique tête de Bouddha du ve siècle de notre ère apparaît ainsi comme une véritable « icône » au service de la foi. Les yeux mi-clos, fermés aux agitations de ce monde, les lourdes paupières baissées comme pour inviter le fidèle à la méditation, le Bienheureux est, ici, cet être abîmé dans le recueillement et le détachement. Seul un léger sourire flotte imperceptiblement sur ses lèvres pleines, au fin contour dessiné. Signe de compassion à l’égard de ceux qui souffrent ? Marque de sérénité de la part de celui qui a renoncé aux choses d’ici-bas ?
Pourtant, la sensualité n’est pas absente de ce beau visage, humain à bien des égards : à la douceur du modelé des joues s’oppose ce nez légèrement busqué, marque d’un idéal spécifiquement indien, qui se fixe pour la première fois sous la dynastie princière des Gupta.
Profondément religieux et symboliques apparaissent, en revanche, ces laksana ou marques de prééminence propres aux êtres d’exception : ici la protubérance crânienne (ou ushnishâ), les boucles de cheveux en escargot enroulées rituellement vers la droite, mais aussi les lobes d’oreilles étirés (signe de son existence antérieure au cours de laquelle il portait de lourds bijoux), les sourcils doublement incurvés comme l’arc de l’archer, et ce large cou, semblable à une conque, que strient trois plis parallèles, marques de prospérité.
Seule manque à l’appel cette touffe de poils figurée entre les sourcils (ûrnâ) qui, à défaut d’être sculptée, était peut-être simplement tracée sur la pierre à l’aide d’un coup de pinceau… Oscillant entre douceur et pureté, entre humanisme et spiritualité, cet émouvant visage fera figure de « canon », fixant, pour de longs siècles à venir, la représentation idéale des traits du Bienheureux…
La figure idéalisée des bouddhas de grès beige
Encore plus immatériels apparaissent les bouddhas et bodhisattvas taillés dans le beau grès beige de Sârnâth, l’autre grande école esthétique gupta. Selon Amina Okada, ces effigies altières parlent le langage de « l’indicible », de « l’ineffable », mélange subtil de douceur et d’austérité, petit miracle de simplicité et de grandeur. Aux plis ruisselants des drapés mouillés de Mathurâ, les sculpteurs de Sârnâth ont préféré la sobriété d’un manteau monastique révélant, plus qu’il ne le cache, le corps lisse et surnaturel du Bienheureux. Une anatomie si parfaite, si idéalisée (sous la chair, on ne devine aucun muscle) qu’elle confine à l’abstraction…
Il serait trompeur, cependant, de ne retenir de l’art gupta que cette épure formelle. L’exposition du Grand Palais offre ainsi l’occasion unique d’admirer ces terres cuites qui appartenaient, autrefois, au décor des temples en brique ponctuant la vallée du Gange. Particulièrement gracieux apparaissent ces êtres célestes épousant la forme courbe des niches et des arcatures. Une sensualité vigoureuse s’empare, quant à elle, des déesses fluviales assurant de leur bénédiction les fidèles, à l’entrée des sanctuaires. C’est ce même amour des formes féminines que l’on retrouvera dans maintes effigies de déités hindoues, dont les courbes voluptueuses et les parures baroques annoncent, à bien des égards, l’époque médiévale…
Mais l’on se prend à regretter cette perte irrémédiable que constitue la disparition totale de la peinture profane, elle qui chantait, à la manière des poèmes de Kâlidâsa, les joies et les peines de l’amour. Miraculeusement préservées des blessures du temps, les fresques bouddhiques d’Ajanta constituent ainsi l’unique témoignage de ce qu’était la vie de cour, à l’époque des Gupta. Dans un chatoiement de couleurs, l’on y surprend des éléphants et des cavaliers, des danseuses et des orchestres, et ces couples princiers dont le raffinement le dispute à la grâce. Soit une succession de tableaux scéniques, aussi beaux qu’un rêve éveillé…
Informations pratiques « L’âge d’or de l’Inde classique. L’empire des Gupta », du 4 avril au 25 juin 2007. Commissariat : Jean-François Jarrige, M.-C. Joshi. Galeries nationales du Grand Palais, 3, rue du Général-Eisenhower, Paris VIIIe. Métro : Franklin-Roosevelt. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 20 h, le mercredi de 10 h à 22 h. Tarifs : 10 € et 8 €.
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Une esthétique au service du sacré
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°590 du 1 avril 2007, avec le titre suivant : Une esthétique au service du sacré