Pour le psychanalyste, l’ego, dimension essentielle de la personnalité, est
« la façon de constituer une identité qui fait face aux autres et permet d’exister face à eux ».
L’Œi l: De quelle façon la création est-elle liée à l’ego ?
Thierry Delcourt : Prenons deux images. Celle d’un enfant qui, au retour de l’école, a besoin de jouer à la maîtresse, seul. Et celle d’un enfant qui traverse une pièce en courant, pour être regardé par ses parents et leurs invités. Les deux sont une création. Mais dans la première, l’ego n’intervient pas. La création est une nécessité. C’est ce qui est à l’œuvre dans l’art brut, quand l’individu crée pour colmater une faille de l’être. Or l’« ego », dimension essentielle de la personnalité, est la façon de constituer une identité qui fait face aux autres et permet d’exister face à eux. C’est ce que cherche l’enfant qui fait son théâtre : se montrer et être reconnu. C’est l’ego qui fait passer à l’artiste l’étape de se montrer.
Mais l’ego ne peut-il pas être un moteur de la création ? Par exemple, lorsque Gérard Garouste commence à dessiner à l’école, où il est en échec, pour « être regardé avec intérêt par ses pairs, ses maîtres et son père », comme vous l’écrivez dans votre livre…
Non, il ne s’agit pas alors pour Garouste d’ego, mais vraiment d’exister dans une dimension beaucoup plus archaïque de l’être. Un enfant existe à travers le regard de ses parents : c’est un minimum vital, une question de survie. On est dans le registre du « je suis ». L’ego apparaît à l’étape suivante – celle du « je suis quelqu’un », qui peut devenir « je suis quelqu’un de bien », voire « quelqu’un de merveilleux ». Pour Garouste, cet ego, aujourd’hui très fort, s’est développé plus tard, quand il a été reconnu par Leo Castelli.
Comment fonctionne l’ego, d’un point de vue scientifique ?
Il résulte d’une interférence entre deux zones du cerveau : la zone corticale, où s’élaborent les pensées et les mises en scène intellectuelles, et une zone sous-corticale, le thalamus et les noyaux gris centraux, où sont vécues les émotions. Gina Pane, dans ses performances, se met en scène en élaborant un scénario sur le plan intellectuel, mais elle mobilise aussi des éléments matriciels, archaïques, dans la zone sous-corticale. Dans un second temps, le fait d’être reconnu, à travers le regard séduit de l’autre – ce qu’on appréhende dans la zone corticale – donne encore une autre dimension à l’ego en provoquant un sentiment de plénitude… C’est cet ensemble qui structure l’ego.
Peut-il poser problème dans la création ?
Oui, s’il y a une recherche importante de plus-value d’ego, et que l’on veut avant tout séduire l’autre. Les artistes se nourrissent d’abord de sensations indéfinissables, archaïques – sons, odeurs, impressions… –, bref une sorte de magma, auquel ils donnent une forme à la dimension originaire, matricielle de leur être. Or, si un créateur est fasciné par l’échange, si sa quête d’ego est trop forte, il ne convoquera que des représentations préfabriquées, et son art ne pourra être dans le meilleur des cas qu’intellectuel. C’est le contraire de ce que fait l’artiste Marylène Negro. Quand cette plasticienne, tenue pour conceptuelle, s’est intéressée à la déconstruction de l’image, qu’elle est passée des installations à la vidéo, elle a choisi de renoncer à cette étiquette sécurisante qu’on lui renvoyait. En changeant de voie, elle s’est mise en danger. Je pense qu’elle n’a pas d’ego… Et elle creuse de plus en plus la matrice de son être.
Un peu comme un écho de Goya qui, selon le mot de Malraux, devient réellement génial le jour où il « ose cesser de plaire »…
J’ignore si Goya avait un ego important. Mais il est certain que lorsqu’il réalisait des portraits de cour, conformes à ce qu’on lui demandait, on lui renvoyait une image valorisante. Et soudain, par ses gravures des Caprices, où il dénonce les dérives de la société, il prend le risque de ne plus être regardé. Mais dans cette position solitaire, en retrait, il passe d’un ego social à une forme de narcissisme, où il peut se sentir unique face aux autres.
Il existerait donc deux types d’ego dans la création ?
En effet. Ils pourraient s’incarner dans les figures d’Auguste Rodin et de Camille Claudel. Rodin est un homme imposant, monumental, dans ce qu’il est comme dans ce qu’il fait. Il est là, indélogeable. Il lui « suffit » d’être un bon artiste. Il a l’ego placide d’un Tartarin de Tarascon. Face à lui, Camille Claudel. Elle a un ego démesuré – au sens de celui de Don Quichotte. Elle voudrait être artiste ! Quand elle détruit ses statues, c’est parce qu’elles n’ont pas été regardées comme elle le voulait. Son ego en a été profondément blessé, et elle ne l’a pas supporté. L’ego de Don Quichotte, plus fragile, a davantage besoin de se mettre en scène.
L’ego des artistes a-t-il pu évoluer au cours de l’histoire de l’art ?
Oui, dans la mesure où, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ils répondaient à une commande et respectaient des règles. Aujourd’hui, l’artiste veut provoquer, déranger. Il est dans une position d’ego où il nous signifie : « Je vais vous montrer ce qu’il en est ». Par exemple, dans les années 1980, Orlan, en se mettant en scène en train d’accoucher d’elle-même ou par ses opérations chirurgicales, a imposé quelque chose de son image.
À partir du moment où l’art devient transgressif, peut-on marquer l’histoire de l’art, ou ses contemporains, sans avoir un ego important ?
Sans doute. Je ne pense pas, par exemple, que l’ego soit en jeu chez Van Gogh. Il crée par nécessité, parce qu’il a besoin de traduire ses impressions, ses sentiments. De toute façon, au moment où l’on conçoit ses œuvres, si on est un grand artiste, on n’est pas dans ce registre. Pour certains, Picasso a un ego qui s’étale. Mais pendant qu’il crée, il n’est pas dans cet ego : il est dans la tension, la recherche. C’est ce qui distingue une création de profondeur d’une création de surface.
Que penser, dès lors, de ces artistes qui veulent afficher leur singularité ?
Quand on est artiste, on ressent le besoin de montrer sa différence. On crée dans la solitude, et on doit ensuite se mettre à l’épreuve de l’autre : le roi est nu ! On construit donc un personnage… C’est aussi une façon de se sécuriser.
Est-ce pour se sécuriser que certains préfèrent créer au sein d’un collectif ?
Peut-être. Mais il me semble qu’il y en a toujours un qui se met en avant, qui veut dire quelque chose, se démarquer du groupe. Je ne pense pas qu’un collectif puisse exister toute une vie. Il existe à un moment donné… mais nous sommes des humains ! Pour grandir, on doit renoncer à certaines choses et se construire une identité. La créativité de chacun est un enjeu crucial pour y parvenir.
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Thierry Delcourt, psychanalyste - L’ego résulte d’une interférence entre deux zones du cerveau
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Abonnez-vous dès 1 €Psychanalyste et médecin psychiatre, Thierry Delcourt, auteur de Créer pour vivre - Vivre pour créer (L’Âge d’homme), nous explique le fonctionnement et le rôle de l’ego pour les artistes.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°668 du 1 mai 2014, avec le titre suivant : Thierry Delcourt, psychanalyste - L’ego résulte d’une interférence entre deux zones du cerveau