Forte d’une multitude d’artistes et d’un bouillonnement de structures associatives, la scène contemporaine strasbourgeoise manque pourtant d’un véritable cap. Les espoirs se tournent vers la zone transfrontalière .
Le bâtiment fait de briques claires est imposant et un peu austère. Sur la façade, des panneaux de céramique polychrome dessinant des figures allégoriques féminines – Architecture, Peinture et Sculpture –, signalent au visiteur qu’il vient d’entrer dans LE temple de l’art alsacien. Née en 1892, l’École des arts décoratifs de Strasbourg est l’une des plus importantes écoles supérieures de création artistique en France. En janvier 2011, elle est devenue la « Haute école des arts du Rhin » (HEAR), fruit du regroupement de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, de l’École supérieure d’art de Mulhouse et de l’Académie supérieure de musique de Strasbourg. « La HEAR est l’école qui délivre le plus de diplômes en France. En art, nous en avons vingt différents », explique Estelle Pagès, la directrice des études en arts plastiques, installée dans un petit bureau au rez-de-chaussée du bâtiment.
Né d’une mère allemande et d’un père alsacien, le peintre Daniel Schlier est un ancien élève des Arts déco. Installé à Schiltigheim dans la banlieue de Strasbourg, il enseigne la peinture à la HEAR. « Bon nombre de mes étudiants sont d’origine étrangère. Très peu sont alsaciens. Le premier jour, quand ils arrivent à l’école, ils pleurent. Quand ils repartent, ils pleurent aussi », s’amuse-
t-il. Point positif, la plupart veulent rester à Strasbourg une fois leur scolarité terminée. L’Alsace compterait aujourd’hui quelque 1 500 artistes dont 600 environ résideraient à Strasbourg. On peine pourtant à repérer des figures connue au sein de ce beau vivier. « Nous n’avons pas pleinement réussi à révéler des artistes qui aient marqué la scène nationale et internationale », avouait l’an passé Robert Grossmann, ancien adjoint à la culture à la Mairie de Strasbourg, dans un hors-série publié par le magazine Novo.
Tomi Ungerer et Clément Cogitore
À Strasbourg, la grande figure des arts et de l’illustration, c’est Tomi Ungerer. Né en 1931 dans la capitale alsacienne, le dessinateur et satiriste est lui aussi diplômé des Arts déco. Depuis 2007, un musée qui porte son nom et aussi celui de « Centre international de l’illustration » lui est dédié. Originaire du Haut-Jura, le photographe Patrick Bailly-Maître-Grand a été attiré par le « vent de l’amour ». « J’ai été bichonné par cette ville », sourit l’artiste. Honoré ces dernières années de trois expositions personnelles, il vient de faire une donation de 120 œuvres au Musée d’art moderne et contemporain.
Aujourd’hui, quelques figures isolées mises à part comme le vidéaste et photographe Clément Cogitore, pensionnaire de l’Académie de France à Rome-Villa Médicis en 2012, ce sont surtout les jeunes illustrateurs strasbourgeois qui tiennent le haut de l’affiche. Anouk Ricard et Simon Roussin figuraient dans la sélection officielle de la dernière édition du Festival de la bande dessinée d’Angoulême. « On retrouve aussi plusieurs noms strasbourgeois parmi les Jeunes talents du Festival », ajoute Guillaume Dégé. Le patron de l’atelier spécialisé de la HEAR rêverait de faire de la ville un laboratoire pour l’illustration et un pôle d’attraction pour les métiers de l’édition. Las, faute de débouchés économiques, la plupart des jeunes illustrateurs quittent l’Alsace une fois leur diplôme en poche. « L’illustration demeure un art des marges. Aucune galerie, aucune exposition d’ampleur, des institutions difficiles à approcher », déplore Fabien Texier, le directeur de Central Vapeur, une association régionale constituée de professionnels de l’illustration et de la bande dessinée.
Pour retenir ses jeunes talents, Strasbourg dispose pourtant de sérieux atouts : une ville agréable à vivre, une identité forte, un réel dynamisme associatif et une envie d’entreprendre très présente. Il y a dix ans, la Ville a ouvert une vingtaine d’ateliers d’artistes. Installés derrière la gare centrale de Strasbourg, les ateliers du Bastion 14 ont investi une ancienne construction militaire. « Plus de 150 artistes se sont succédé dans les lieux », explique Gabrielle Kwiatkowski, responsable du département des arts plastiques de la Ville de Strasbourg. Celle-ci organise aussi des résidences croisées permettant à des artistes strasbourgeois de partir travailler à l’étranger. En 2010, quelques-uns ont pris le chemin de Dresde (Allemagne), Riga (Lettonie) et Vilnius (Lituanie). En 2012, Gdansk (Pologne) et Stuttgart (Allemagne) figuraient également au programme.
Ceux qui ne trouvent pas de place au Bastion 14 peuvent toujours frapper à la porte de la Semencerie, un ensemble d’ateliers autogérés situés entre la gare et une bretelle d’autoroute. Une vingtaine d’artistes se sont installés en 2008 dans ce hangar de 1 500 m2, sans électricité ni arrivée d’eau, à la merci du froid et des intempéries. Aujourd’hui, ces plasticiens, architectes et scénographes se partagent quinze ateliers bricolés à l’aide de matériaux de récupération. Ils organisent quatre événements par an dans ce grand hangar. « Pour forger une scène artistique, il faut des structures officielles mais aussi des espaces underground », soutient David Cascaro, le directeur de la HEAR.
Le CEAAC et autour
À Strasbourg, c’est le Centre européen d’actions artistiques contemporaines (CEAAC) qui est la structure officielle. Créé en 1987 par Roland Recht, à l’époque directeur des musées de Strasbourg, et Robert Grossmann, le CEAAC entendait ouvrir les Alsaciens à l’art contemporain. Éveiller à l’art actuel une région alors davantage tournée vers sa culture, son patrimoine et ses traditions. « Notre objectif était de mettre l’art contemporain dans la rue, pour que le public voie ce que c’est, mais aussi d’aider les jeunes artistes en leur fournissant une bourse et un atelier », explique Robert Grossmann. Vingt-cinq ans plus tard, la capitale alsacienne compte un parc de sculptures – le parc de Pourtalès – et plus de 35 œuvres installées dans l’espace public régional. « Aujourd’hui, notre action s’est recentrée sur le conseil et l’accompagnement de projet », indique Evelyne Loux, la directrice de ce centre d’art installé dans un ancien magasin de porcelaine et de verrerie Art déco. Depuis 2009, la programmation des expositions du CEAAC a été confiée à un commissaire invité.
Avec ses 400 mètres carrés d’exposition et ses neuf salariés dont cinq à temps plein, le CEAAC fait figure d’enfant roi comparé à bon nombre d’autres structures de la capitale comme le Hall des Chars, le Syndicat potentiel et Accélérateur de particules. Plusieurs se plaignent du manque de moyens financiers et de la précarité matérielle et sociale qui en découle. « Nous passons tous par des périodes d’emploi et de non-emploi. La collectivité n’assume pas le coût réel des postes que nous occupons », soulignent-ils. Situé à quelques centaines de mètres de la Semencerie, le Hall des Chars, ex-laiterie centrale, est aujourd’hui un vaste ensemble culturel ouvert à toutes formes d’expression (danse, théâtre, graphisme, performance, musique, poésie, arts plastiques) et à toutes les démarches émergentes. « À Strasbourg, les arts plastiques sont les parents pauvres de la culture. Nous voudrions disposer d’un vrai lieu dédié aux arts visuels comme le Magasin à Grenoble », plaide Arthur Poutignat, le président de l’association la Friche Laiterie qui gère les lieux.
Réseau transfrontalier
Même tonalité au Syndicat potentiel. Cette structure constituée en 1992 par des étudiants de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg est formée d’un espace d’exposition ouvert aux projets artistiques expérimentaux. Créé en 2006, Accélérateur de particules s’est donné pour mission de présenter les artistes installés en Alsace et à ses frontières. C’est Sophie Kauffenstein, la directrice de la structure, qui organise les Ateliers ouverts. Deux week-ends par an, ceux-ci permettent aux amateurs et curieux de visiter 150 ateliers de Strasbourg et des environs. C’est elle aussi qui a inscrit la ville sur la carte de « Regionale », une manifestation transfrontalière unique en son genre qui relie, depuis 1999, seize lieux d’exposition situés en France, Suisse et Allemagne, entre Strasbourg, Fribourg-en-Brisgau, Bâle et Liestal. Tous rêvent désormais d’une grande scène transfrontalière, ainsi David Cascaro. « Je voudrais parvenir à asseoir celle-ci en invitant des artistes étrangers à la Chaufferie – la salle d’exposition de l’école –, en recrutant des enseignants outre-Rhin et en travaillant avec les écoles d’art de Fribourg-en-Brisgau, Bâle et Karlsruhe », insiste le directeur de la HEAR. Le rapprochement permettrait aussi, espère-t-il, d’élargir le marché de l’art local en l’ouvrant vers l’est.
« Plus les artistes franchiront le Rhin, mieux ils se porteront. C’est le seul avenir possible », martèle Bernard Goy, conseiller pour les arts plastiques à la Drac (direction régionale des Affaires culturelles) Alsace. Lui aussi ambitionne de développer un réseau avec ses partenaires transfrontaliers allemands et suisses. En attendant, pour donner plus de visibilité à leur action, tous les acteurs de la scène locale ont créé une plateforme commune, « Strasbourg Art contemporain », qui édite un calendrier des expositions. L’initiative avait été précédée en 2006 par la naissance de « Trans Rhein Art » – devenu « Versant Est » – à l’initiative du conseil régional et de la Drac.
Programme fédérateur
Cette démarche fédératrice a donné naissance à un week-end de l’art contemporain et à une brochure trilingue tirée à 50 000 exemplaires. « Il manque à Strasbourg une vision d’ensemble, une véritable ligne directrice qui permette de tracer une perspective fédératrice », constate Madeleine Millot-Durrenberger. À la tête d’une collection d’un millier de photographies, cette Strasbourgeoise d’adoption organise depuis vingt ans des expositions dans des lieux publics, toujours en puisant dans son fonds personnel. « C’est moi qui encadre, transporte et accroche les œuvres », précise-t-elle en nous montrant sa dernière exposition abritée dans sa petite galerie de la rue Sainte-Madeleine : In Extremis.
http://artcontempstrasbourg.free.fr
Et : Hall des Chars, 10, rue du Hohwald, www.halldeschars.eu ; Bastion 14, Ateliers d’artistes de la Ville de Strasbourg, 1, rue du rempart, www.ateliersouverts.net ;
Central vapeur, http://centralvapeur.org ; In Extremis, 27, rue Sainte-Madeleine, tél. 03 88 36 09 22.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Strasbourg lorgne vers l’est
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Strasbourg la culture sans tapage
Strasbourg, le poids de l’Histoire
Daniel Payot : « Une image d’effervescence »
Des musées dans l’expectative
Un patrimoine en pleine expansion
Cherche collectionneur désespérément
Les acteurs de la culture à Strasbourg
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°390 du 26 avril 2013, avec le titre suivant : Strasbourg lorgne vers l’est