Simplicité, humour et décalage

L’approche des jeunes designers français

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 3 décembre 1999 - 887 mots

Après les années soixante-dix et quatre-vingt, marquées en France par des personnalités comme Roger Tallon ou Philippe Starck, une nouvelle génération de designers occupe aujourd’hui le devant de la scène. Matali Crasset, Ronan Bouroullec, Patrick Jouin, Radi Designers, Jean-Marie Massaud proposent une nouvelle approche de l’objet, une vision en phase avec les tendances de la fin des années quatre-vingt-dix, prônant la simplicité, le service, l’humour et le décalage.

Le design a été traversé, au cours des dernières décennies, par un grand nombre de courants qui, en schématisant, ont été influencés à la fois par le fonctionnalisme – peut-être l’une des caractéristiques principales de la culture de l’objet au XXe siècle – et, aux antipodes, par un succès certain rencontré par des formes baroques, voire “barbares”, en résumé d’Élisabeth Garouste & Mattia Bonetti à Marco de Gueltzl. Ces deux pôles semblent aujourd’hui quelque peu négligés par la jeune génération de designers français. Le travail de ces créateurs, qui commencent à prendre vraiment toute leur dimension en cette fin des années quatre-vingt-dix, est davantage marqué par une grande simplicité des formes, par un design que l’on pourrait presque qualifier de “non design”, prônant une apparente neutralité qui n’en est pourtant pas une.

“À quoi rêve la dernière décennie du vingtième siècle ?”, pourrait-on en effet se demander. En fait d’histoires, la narration s’est déplacée pour ne plus se développer seulement à partir de l’objet lui-même, comme c’est par exemple le cas pour ce tapis doté d’un chat et d’une fausse cheminée, signé Radi Designers, allégorie humoristique au “Home sweet home” anglais. Moins cosy mais plus utile, le lit d’appoint de Matali Crasset, conçu pour l’éditeur Domeau & Pérès, se nomme sobrement Quand Jim monte à Paris. Cette périphrase définit en réalité l’usage de ce lit qui vient se ranger, le jour, dans une colonne formée par son propre sommier. Le nom du meuble, contrairement aux clins d’œil de Philippe Starck, est lui-même attaché à une fonction, celle justement de la définir, de positionner l’objet dans un champ opératoire. Quand Jim monte à Paris, il suffit de sortir le lit rangé dans sa colonne pour accueillir notre ami de passage dans la capitale.

Un sommier, un matelas, quelques accessoires, cette création de Matali Crasset est aussi symptomatique d’une esthétique actuelle aux antipodes de propositions esthétisantes. Ici, il ne s’agit pas de faire beau mais de faire juste, il ne s’agit pas de décorer mais de servir. “Les formes ne sont pas vraiment mon domaine d’investigation”, déclare-t-elle à Christophe Pillet, dans l’entretien que publie Beef, Bretillot/Valette, Matali Crasset, Patrick Jouin, Jean-Marie Massaud, petits-enfants de Starck ? (éd. Dis Voir). “Bien sûr, je fais des formes, mais elles sont la résultante d’une intention. Elles vont cristalliser ou matérialiser une idée. Il y a très peu de cas où je me dis que je vais changer la forme d’un objet”. Nous retrouvons d’ailleurs la même simplicité dans la commode en feutre de Frédérique Morrel ou dans le fauteuil conçu dans la même matière par Élodie Descoubes et Laurent Nicolas pour Domeau & Pérès. Ces cubes de feutre voient leur ligne soulignée par les coutures apparentes du tissu. Nous pourrions aussi rattacher à cette volonté de privilégier une certaine “simplicité” la chaise O’Azard de Jean-Marie Massaud, éditée en Italie par Magis.

“L’innovation ne se situe pas dans le dessin de l’objet mais dans l’usage que l’on fait de la technologie, souligne Patrick Jouin dans l’ouvrage déjà cité. La technologie n’est pas intéressante pour son image, mais pour le service qu’elle offre. Son image doit disparaître, se fondre dans l’objet”. Ce type de réflexion a par exemple conduit le designer à imaginer en 1995 une Krazy Jacquet, éditée conjointement par Saba et Adidas : une veste qui comprenait en particulier un lecteur de cassettes et des enceintes stéréophoniques. Plus loin, cette volonté de s’emparer de la technologie sans en être l’esclave, de la faire disparaître pour notre confort, rejoint les recherches sur les objets mutants. Cette approche n’est pas très éloignée du positionnement d’un Philippe Starck, dont les créations s’affranchissent allègrement, au niveau de la forme, de leur fonction, le designer introduisant un nouvel univers esthétique qui répond seulement à ses propres contingences. “Ce qui nous anime, c’est l’idée d’entremêler les références, de brouiller les psychologies, de perturber les codes, de donner aux objets des combinatoires inédites”, souligne Radi Designers, un groupe de cinq créateur : Florence Doléac Stadler, Laurent Massaloux, Olivier Sidet, Claudio Colucci et Robert Stadler. Et inédites, leurs propositions le sont incontestablement : un attaché-case qui se porte comme un gant (porte-documents Business Class), un canapé qui emprunte sa forme au profil d’un chien (banquette Whippet Bench), jusqu’à l’interrupteur Switch que l’on plie ou déplie pour allumer ou éteindre. Hybride et mutante est la carafe dessinée par Ronan Bouroullec à Vallauris : il a revisité la forme de la bouteille de vin en verre, mais en y introduisant sur l’un de ses flancs un bec verseur. “J’aime produire peu de signes pour créer une différence et introduire un langage très personnel, constate Bouroullec dans le texte que lui consacre Brigitte Fitoussi dans Ronan Bouroullec à Vallauris (Grégoire Gardette éditions). Le design ne se définit pas seulement comme une avancée gestuelle ou technologique. Il se caractérise aussi par de légers décalages”. Et c’est là, justement, que réside le supplément d’âme de ces objets.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°94 du 3 décembre 1999, avec le titre suivant : Simplicité, humour et décalage

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