En décidant de détruire un grand hôtel stalinien pour le reconstruire à l’identique, la ville de Moscou a provoqué une vive polémique sur fond de promotion immobilière effrénée. Certains considèrent que l’édifice est oppressant et totalitaire, d’autres estiment au contraire qu’il s’agit d’un monument architectural important, qu’il faut donc protéger.
MOSCOU - Le maire de Moscou, Youri Loujkov, et son conseil municipal ont annoncé cet été la démolition de l’hôtel Moskva, une construction lourde et massive de l’ère stalinienne, situé à quelques pas du Kremlin. La ville prévoit la construction d’un nouvel hôtel et d’un centre des congrès reprenant la même architecture stalinienne, mais agrémentée de boutiques de luxe, d’un système de plomberie opérationnel, d’un parking souterrain et de toutes les commodités des hôtels cinq étoiles et des centres d’affaires haut de gamme qui envahissent aujourd’hui le centre-ville d’un Moscou flamboyant et capitaliste. Le Moskva avait pour vocation de prouver que l’Union soviétique était capable de construire un hôtel de grand standing. Il reçut dès son ouverture, en 1935, les délégués du premier Congrès des travailleurs des kolkhozes. L’hôtel était doté d’immenses halls sophistiqués et de restaurants aux décors de bois et moulures de plâtre. Il est rapidement devenu le lieu de prédilection de l’élite et le symbole de la grande vie soviétique. Il a ainsi accueilli pendant des décennies des acteurs, des cosmonautes, des maréchaux de l’Armée rouge et des espions. Guy Burgess y a vécu jusqu’à sa mort, en 1963. Malgré son glamour, l’architecture étrange de l’hôtel rappelle aussi avec éloquence la tyrannie de l’époque. Les architectes avaient, à l’origine, commencé le bâtiment dans le style constructiviste, mais Staline manifesta finalement sa préférence pour les bâtiments néoclassiques. Alexei Schusev, architecte de renom qui avait fait ses classes et commencé sa carrière avant la révolution d’Octobre, puis imaginé le mausolée de Lénine, avait alors été engagé. Selon la légende, il aurait eu le choix entre deux plans pour la façade du bâtiment et, ne sachant pour lequel Staline inclinait, aurait opté pour la construction de deux ailes dans des styles différents. Youri Loujkov a d’ailleurs déclaré que les intentions originelles d’Alexei Schusev serviraient de point de départ pour les plans du nouvel hôtel.
Au cours des dernières années, le Moskva s’est considérablement dégradé, avec un magasin de chaussures discount à l’une de ses extrémités, et un restaurant du nom de “Wild Horse” à l’autre, mais aussi des prostituées qui se retrouvent la nuit dans l’ombre de l’immense bâtiment. Plusieurs projets de restauration ont été lancés, mais sans grand enthousiasme. En 1996, des responsables de la ville ont même essayé d’attirer le magnat américain de l’immobilier, Donald Trump, espérant qu’il investirait dans le projet.
“L’hôtel reprendra vie sous son ancienne apparence, mais tout l’intérieur sera nouveau”, a annoncé Youri Loujkov lors d’une conférence de presse donnée le 19 juillet dernier. Selon son adjoint, la structure d’origine de l’hôtel est en mauvais état et instable ; détruire le bâtiment pour en reconstruire un identique à la place reviendra moins cher que d’essayer de restaurer l’original.
Chalva Tchigirinski, magnat de l’immobilier qui entretient d’étroites relations avec le conseil municipal et qui a lancé une chaîne de stations-service BP à Moscou il y a plusieurs années, a été contacté pour le projet, dont le coût devrait se chiffrer entre 300 et 400 millions de dollars (entre 302,5 et 403,4 millions d’euros). Le nouvel hôtel comptera 500 chambres à 250 dollars (254 euros) la nuit au minimum. Chalva Tchigirinski est également chargé de la construction de Moscow City, un quartier d’affaires avec gratte-ciel, qui devrait voir le jour sur les berges de la Moskova.
Même si la plupart des Russes sont trop occupés à gérer les problèmes de la vie quotidienne pour se lancer dans des campagnes de protection des biens culturels, chercheurs et journalistes ont tiré la sonnette d’alarme. Selon certains, le Moskva est une “forteresse des ténèbres” qu’il vaudrait mieux démolir. Pour d’autres, plus nombreux, les projets de construction irréfléchis et motivés par le seul profit sont en train de transformer Moscou en une ville où les “faux-semblants” architecturaux se prennent pour des bâtiments historiques. Tout finit par être rasé, enlevant à la ville sa personnalité, comme l’a déjà fait Staline en son temps.
L’un des grands projets pour le centre-ville de Moscou est la construction d’un “centre culturel de l’ancienne Russie”, reconstitution d’un bâtiment d’époque. Trois constructions du XIXe siècle ont été démolis afin de libérer de l’espace pour accueillir le pastiche. Près de l’ancien site de l’Exposition soviétique du progrès économique, la célèbre sculpture de 1937 de Vera Moukhina, L’Ouvrier et la Kolkhozienne, est en cours de démantèlement pour réparation. Selon la presse, elle sera érigée sur un piédestal de 35 mètres de haut qui accueillera un centre commercial. Plusieurs projets financés par la ville sont si exagérément extravagants – citons, par exemple, le projet de construction de la grande roue la plus monumentale du monde, où chaque nacelle est un restaurant – que, comme l’écrivait récemment un chroniqueur, Moscou pourra bientôt revendiquer le titre de “capitale mondiale de l’hédonisme”.
Alexei Komech, directeur de l’Institut d’État de recherche sur les arts, a déclaré dans un article à la “une” du grand quotidien Izvestia que le projet Moskva est l’exemple type de la quête du “profit cinq étoiles”. “Tous les détails de l’aménagement intérieur avaient été fabriqués à la main par des artisans formés avant la Révolution, nous a-t-il expliqué. Cela ne peut pas être reproduit dans une optique commerciale. Aujourd’hui, les détails seront vraisemblablement en plastique moulé.”
Alexei Komech a encore ajouté dans Izvestia que la construction d’un nouvel hôtel en suivant les plans de Schusev nuirait au paysage urbain moscovite et redonnerait vie à “l’esprit stalinien de Moscou”. S’il espère que le Moskva sera classé monument historique, il reconnaît que cela risque de ne pas être suffisant : “Ici, c’est l’argent qui décide de tout. On peut vous avancer d’autres raisons, mais dès qu’on gratte un peu, on se rend compte que tout ici est lié à l’argent.
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Retour au pays stalinienne
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°154 du 13 septembre 2002, avec le titre suivant : Retour au pays stalinienne