Inoubliables matériaux de l’écriture, la peinture et plus généralement la création artistique habitent l’immensité de l’œuvre de Proust, génial auteur d’À la recherche du temps perdu, et lui confèrent une plasticité sans précédent. Une langue sculptée par la forme du verbe.
Il y a ceux qui ont lu Marcel Proust (1871-1922) et les autres. Certains – les premiers, cela va de soi – vous diront que le monde se divise ainsi, en fonction de cet équateur littéraire dont le franchissement vous permettra de devenir un proustien, un initié, peut-être même un bienheureux. Fragile césure du monde, diront les béotiens, frontière ténue que cette ligne de partage où le planisphère se renverse, les uns traversant la vie grâce à Proust, les autres marchant la tête à l’envers, ignorant tout de cette révolution copernicienne au titre programmatique – À la recherche du temps perdu.
L’expédition vers cette terra incognita et le franchissement de ce méridien ne sauraient être gratuits : il en coûtera – c’est là le prix symbolique de l’extase – sept volumes comme autant de bibles et 1 267 069 mots parcourus. Et si le prix paraîtra à certains exorbitant, voire décourageant, il est le seul qui puisse authentifier la présence d’un désintéressement et l’absence d’un désintérêt. Une fois lues ces tables de la loi, le lecteur fera de Proust un référent, le convoquera tel un confident. Un phare dans la nuit, un ami à toute épreuve. La Recherche, comme un livre de chevet, comme un manuel du mieux-vivre, comme une encyclopédie du discernement.
Un regardeur insatiable et une mémoire exceptionnelle
Publié entre 1913 et 1927, À la recherche du temps perdu fut précédé par divers écrits, au rang desquels Jean Santeuil (1895-1899), texte fondateur qui, déjà, convoque de nombreuses figures artistiques, de Rembrandt à Sisley, d’hier à aujourd’hui.
C’est que le jeune Marcel Proust, âgé de 25 ans lorsqu’il entreprend l’écriture de ce roman inaugural, est un familier de l’art et de la littérature afférente. Visiteur zélé des collections du Louvre, lecteur averti d’études consacrées aux maîtres anciens, compulseur maniaque d’ouvrages proposant des reproductions de tableaux, l’écrivain connaît par cœur la peinture et la sculpture, pourvu que celles-ci, par un contact direct ou par un support médiat, lui soient accessibles.
Véritable connaisseur, il peut, les yeux fermés, parcourir les salles hollandaises du Louvre ou feuilleter une à une les pages du quattrocento toscan. Un œil, donc, mais aussi une mémoire exceptionnelle, celle qui, précisément, est le moteur obsédé de La Recherche en tant qu’elle fait revivre des souvenirs et survivre des images, de Carpaccio à Corot en passant par Rembrandt ou Nattier. Car le temps perdu ne demande qu’à être retrouvé, à l’instar de cette madeleine qui fait affleurer le passé ou de ce « cordonnet, un attribut bizarre qui faisait ressembler [Albertine] à L’Idolâtrie de Giotto. »
Elistir, un mélange imaginaire de Whistler et Helleu
Proust n’eût été qu’un expert en art ancien s’il n’avait exploré avec ferveur la création contemporaine – de Degas ou de Fantin-Latour – jusqu’à en devenir l’un des plus brillants commentateurs. Sillonnant les galeries parisiennes et les salles de vente, arpentant les salons peuplés de nouveautés, conversant avec les collectionneurs et les marchands, fréquentant des bibliothèques inattendues – ainsi celle de la Gazette des Beaux-Arts –, Proust n’hésite pas à plonger dans la modernité en évoquant tour à tour La Vierge de la Délivrance (1872) d’Hébert ou Jupiter et Sémélé (1895) de Moreau.
Récurrente, la triade artistique qui scande La Recherche laisse transparaître les affinités électives – et contemporaines – du narrateur, et donc incidemment de Proust lui-même. Si le compositeur Vinteuil fut inspiré notamment par César Franck et si l’écrivain Bergotte doit largement à Anatole France, ce sont Helleu et Whistler qui semblent avoir présidé, à la faveur d’une anagramme partielle, à la figure du peintre Elstir.
Elstir, cet artiste imaginaire auquel Proust attribue des toiles tout aussi fictionnelles – Le Port de Carquethuit – mais à peine fictives, puisque nées du souvenir recomposé de différentes peintures. Aussi, quand ses asperges évoquent celles de Manet (1880), ses marines rappellent bientôt Harrison avant que d’autres artistes – Monet, Renoir ou Vuillard – ne se superposent au personnage proustien. Et qu’importe qui, de Turner, Whistler ou Blanche, compose exactement la matrice prismatique d’Elstir, ce dernier incarnant moins le peintre que la peinture, à savoir ce réservoir inextinguible de formes toujours vivantes, toujours rejouées.
Le monde comme une toile, qui irait de Watteau à Vermeer
Avec Proust, il est donné de jouir autrement de L’Indifférent (1716) de Watteau, de rire avec L’Enterrement du comte d’Orgaz (1586-1588) du Greco, voire de mourir devant le « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft (1659-1660) par Vermeer. Avec Proust, il est donné de voir le monde comme une toile infinie.
Roman-fleuve, La Recherche voit Proust dépeindre le monde et le colorer de nuances subtiles, décortiquer la renaissance d’un sentiment et deviner les trompe-l’œil et les trompe-l’esprit des premières amours. C’est dire que l’écriture proustienne, puisqu’elle scrute le kaléidoscope des sentiments, ne peut se passer de la grammaire plastique et du langage des signes. Formidable synesthésie, donc, que cette somme littéraire où s’entremêlent le plaisir rhétorique et la jouissance visuelle, où la main est obsédée par cet œil qui toujours la relaie, la relit, où le subjonctif exubérant ne serait rien sans l’indicatif d’une peinture qui explicite et qui donne corps aux mots. Du reste, rarement Proust fit aussi court pour exprimer cette collusion de ces deux pratiques artistiques : « Mon volume est un tableau. »
1871 Naissance à Paris.
1881 Passe son enfance à Illiers-Combray (28).
À partir de 1889 Fréquente les salons de Madame Arman, amie d’Anatole France, de Madame Straus, veuve de Bizet, et de la princesse Mathilde.
1893 Bibliothécaire à la Mazarine.
1897 Duel avec Jean Lorrain, critique littéraire qui avait sous-entendu son homosexualité.
1898 Prend position pour Dreyfus et assiste au procès Zola.
1900 Voyage à Venise, découverte grâce à un dessin du Titien.
1902 En Hollande, voit La Vue de Delft de Vermeer.
1908 Projette d’écrire des essais de critiques artistiques.
De 1913 à 1927 Publication des sept tomes de À la recherche du temps perdu.
1919Prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
1922 Asthmatique, Proust meurt d’une bronchite, à Paris.
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Proust - A la recherche de la peinture
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°624 du 1 mai 2010, avec le titre suivant : Proust - A la recherche de la peinture