À l’occasion du 80e anniversaire de la libération des camps nazis, ne serait-il pas pertinent de dévoiler l’horreur de ces lieux en exposant, dans un musée national, le tableau de Boris Taslitzky ?
Ces jours-ci, le 80e anniversaire de la libération des camps nazis projette sur nos écrans et fait retentir dans nos oreilles des témoignages visuels, photographies et films, et des récits de rescapés, recueillis le plus souvent longtemps après janvier 1945.
Les peintres qui furent déportés ont laissé des milliers de dessins, le plus souvent tracés grâce à des outils de fortune sur des supports improbables, et – pour ceux qui ont subsisté – sont aujourd’hui conservés dans des musées-mémoriaux, ceux des camps sur les sites mêmes des déportations et de l’extermination, dans le réseau international des musées de la Shoah et dans celui des musées français qui transmettent l’engagement dans la Résistance et la barbarie nazie.
Or, depuis 1947 qu’il l’a acquis pour le Musée national d’art moderne, l’État dispose, dans les collections patrimoniales de la République, de la plus monumentale peinture qui ait été réalisée, en octobre et novembre 1945, par un artiste-peintre dès son retour de déportation : Boris Taslitzky (1911-2005). Le Petit Camp de Buchenwald (voir ill.), qui mesure 3 mètres de haut sur 5 mètres de long, est aujourd’hui conservé par le Centre Pompidou.
Pour celui qui n’a pas vu ce tableau en étant planté face à lui, il ne peut s’être durablement inscrit dans sa conscience une vraie représentation de ce que fut l’horreur au quotidien dans les camps nazis. Même les films de reconstitution, les récits et les témoignages des rescapés reçus après la Deuxième Guerre mondiale n’ont cette puissance d’évocation. Même certains documents d’époque en noir et blanc, très émouvants bien sûr, ne le peuvent à ce point.
Il n’était que de contempler les visiteurs de l’exposition « Inferno » à Rome (15 octobre 2021-23 janvier 2022, dont le commissaire était Jean Clair), et ceux de la rétrospective Taslitzky à La Piscine à Roubaix (19 mars-19 juin 2022), face à l’innommable, médusés, silencieux, émus au point d’oublier pour un temps de prendre des photos avec leur téléphone.
Ce tableau immense, unique, grande peinture d’histoire, réalisé dans la fièvre, dans la nécessité de jeter immédiatement sur la toile la vision de l’horreur, avait été acheté pour la réouverture du Musée national d’art moderne (Mnam) – qui ne l’exposa que quelques mois –, à l’initiative de Jean Cassou, son directeur, lui-même tout juste sorti de la prison où Vichy l’avait enfermé pour faits de résistance à l’Occupation allemande.
Depuis, est-ce dû au contexte politique, à la très grande dimension de cette toile, à l’horreur montrée sans concession (« la beauté de l’horreur » dont parlait Boris Taslitzky à propos du Petit Camp de Buchenwald), à une certaine « frilosité » du monde de l’art, ce tableau n’a plus jamais été montré jusqu’à l’exposition « Inferno ». Il n’en reste pas moins que cette immense peinture, comparable au Guernica de Pablo Picasso, en ce qu’elles évoquent l’une la guerre aveugle et terrible, l’autre l’abomination des camps de la mort, mériterait d’être davantage montrée au public.
L’année 2025, marquant le quatre-vingtième anniversaire de la libération des camps de déportation, ne devrait-elle pas offrir la possibilité de montrer la réalité de ce que recélaient ces camps en exposant dans un grand musée national, le Louvre, par exemple, le tableau Le Petit Camp de Boris Taslitzky ?
Ce Petit Camp de Buchenwald fait clairement référence aux grandes compositions classiques et romantiques – ici l’expressionnisme de Géricault à l’évidence – que l’artiste, avant-guerre, avait regardées dans les galeries du Louvre. Puis dans La Mort de Danielle Casanova qu’il compose en 1949, l’influence de David est une évidence. L’année précédente, à l’occasion d’une vaste rétrospective organisée par le Louvre à l’Orangerie des Tuileries (juin-septembre 1948), Aragon avait exhorté les peintres résistants et communistes à regarder et à appliquer l’ambition théâtrale de l’ami de Marat en l’adaptant à une geste contemporaine au service des luttes de la résistance, de la libération et du progrès social.
Le Petit Camp de Buchenwald est conservé dans les réserves du Musée national d’art moderne. La Mort de Danielle Casanova est au Musée d’histoire vivante de Montreuil. Ces deux grandes toiles ont été récemment restaurées pour la rétrospective que La Piscine avait consacrée à l’artiste en 2022. Le Centre Pompidou est sur le point de décrocher les œuvres du parcours des collections du Musée national d’art moderne. Les grands musées ne manquent pas à Paris. Replacer Boris Taslitzky parmi ses maîtres, au Louvre, pour marquer le 80e anniversaire de la libération des camps, constitue une proposition dont l’opportunité mémorielle et l’évidence plastique signaleraient tout naturellement le rôle éclairant de ce musée dans la permanence de ses idéaux fondateurs : ceux de la Première République et de ses artistes.
Le présenter au Palais de Tokyo, parmi les propositions actuelles du recours à l’art pour témoigner et pour s’engager, serait replacer Taslitzky parmi celles et ceux qui font entrer l’Histoire dans la création contemporaine : une autre façon d’approcher ses pairs. Il y a urgence à regarder Taslitzky comme un regard lucide et humaniste et comme un vrai maître de la peinture dont il anticipe bien des débats d’aujourd’hui : une œuvre d’une exemplaire humanité et d’une haute exigence plastique !
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« Pour une exposition dans un musée parisien du “Petit camp à Buchenwald” »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°648 du 31 janvier 2025, avec le titre suivant : « Pour une exposition dans un musée parisien du “Petit camp à Buchenwald” »