Les réformes des écoles d’art passent, les artistes restent : ils sont, avec leur expérience et leurs contradictions, au cœur du dispositif d’enseignement. Quatre d’entre eux, qui appartiennent à une nouvelle génération d’artistes-enseignants, s’expliquent sur quelques aspects de ce qui n’est pas exactement un métier.
Qu’est-ce qu’enseigner l’art ? La question, qui porte en elle les germes d’interminables polémiques, n’est certes pas nouvelle, mais la nature même de l’art contemporain et l’effondrement des modèles du type Bauhaus lui donnent un relief particulier. Comme l’a fait Thierry de Duve en prévision d’une École des beaux-arts de Paris qui ne verra, hélas, jamais le jour, on peut décrire par le menu les expériences pédagogiques marquantes, accumuler les observations à travers le monde entier : on en revient fatalement à une approche empirique.
L’objet de l’enseignement, par définition réfractaire à toute totalisation, empêche la mise au point de programmes pédagogiques précis. Bernard Piffaretti à Paris, Emmanuel Saulnier à Nancy, Françoise Quardon à Dijon ou Patrick Tosani à Lyon, se gardent bien de verser dans un discours généralisateur et rhétorique.
Savoir-faire ou façon de faire
La plupart des écoles françaises fonctionnent aujourd’hui en ateliers, dirigés par des artistes libres de mener leur barque comme ils l’entendent. Pour autant, il ne peut s’agir simplement d’y délivrer une technique, un savoir-faire artisanal qui serait indépendant de considérations artistiques plus larges. La personnalité de l’artiste et les options qu’il défend dans son propre travail sont fatalement indissociables de son enseignement.
Pour François Quardon, enseigner consiste à faire comprendre la nature des matériaux, leur nécessité par rapport aux intentions exprimées par l’étudiant. Bernard Piffaretti est plus tranché : la technique n’est pas de son ressort immédiat, et son rôle consiste bien à faire en sorte que l’étudiant réalise dans quelle situation il se trouve et découvre par lui-même ce que cela implique d’être artiste. Si, outre les cours pratiques, une formation théorique, dite de culture générale, est également dispensée, les artistes eux-mêmes y consacrent en fait beaucoup de temps, au point que la comparaison avec les autres arts (littérature, cinéma, musique…) est souvent la pierre de touche de la pédagogie.
D’abord enseignant à Nantes, puis inspecteur trois années durant, Emmanuel Saulnier est aujourd’hui à Nancy. Il insiste pour sa part sur la nécessité bien comprise de structurer les écoles en ateliers, en jouant de leur diversité et de leur complémentarité. À Lyon, ceux-ci n’existent pas et, dans le département Art, prévaut un système de tutorat qui, aux yeux de Patrick Tosani, a le mérite d’établir des rapports privilégiés et de susciter plus facilement l’ouverture lorsqu’interviennent des artistes étrangers invités dans l’école pour un temps, ou au cours de nombreux voyages en Europe. Quel que soit le mode d’organisation, la plupart d’entre eux insistent à la fois sur l’importance "d’encourager la volonté de devenir artiste", selon les mots de Tosani, tout en favorisant le recul par rapport aux tentatives des étudiants.
Le risque d’une fiction démagogue, du type "tous artistes", semble avoir singulièrement diminué, ou en tout cas, il a été assez décrié pour que chacun l’envisage avec circonspection. Du reste, personne ne saurait parler d’une école en termes de rentabilité. François Quardon rappelle avec bon sens que l’école offre surtout l’opportunité de saisir et de comprendre quelque chose du monde, et qu’une vie d’artiste se juge sur le long terme. Autrement dit, on ne peut oublier qu’une réussite, obtenue à la faveur de telle ou telle mode, peut cacher un échec.
Une communauté complexe
Les écoles sont aujourd’hui devenues, pour Emmanuel Saulnier, les lieux les plus importants du paysage artistique.
"Toutes les contradictions, tous les conflits s’y trouvent concentrés, de façon beaucoup plus sensible et plus productive qu’ailleurs." Elles sont en tout cas, dit Piffaretti, "le meilleur reflet possible de ce qui est en train de se tramer". Pour sa part, Tosani préfère insister sur l’idée qu’elles permettent d’abord de passer des relais, et d’éviter les ruptures qui ont pu se produire au cours des décennies passées.
Organiquement liées aux différents lieux d’art contemporain, elles ne doivent pas, selon lui, être conçues comme strictement autonomes, voire autosuffisantes. Aussi la multiplication des activités d’exposition ou d’édition en leur sein (lire p. 11) peut-elle susciter ambiguïtés et malentendus : tout le monde ne perçoit pas nécessairement leur valeur d’usage.
Car on ne saurait oublier la réalité essentielle d’une école : elle est le fruit d’un travail collectif plus ou moins cohérent, plus ou moins harmonieux. Ici ou là, on observe des divergences profondes entre les différents artistes enseignants, qui se traduisent dans le pire des cas par une animosité déclarée, ou dans des affrontements larvés qui ne profitent à personne.
Le rôle des directeurs (certains d’entre eux sont aussi artistes, comme Jean-François Lacalmontie à Dijon, ou autrefois Georges Touzenis à Nantes) est à cet égard capital. Et leur liberté dans le choix des intervenants est évidemment une indiscutable nécessité. Il ne s’agit pas seulement de faire coexister diverses personnalités, il faut aussi trouver les voies de la complémentarité. Peut-être la qualité d’une école se mesure-t-elle en fin de compte à cette aune.
L’artiste et le fonctionnaire
Depuis que la crise du marché s’est durablement installée, enseigner est, pour beaucoup, la seule façon de survivre. Pourtant, même si elles sont sensibles, les nécessités économiques sont loin de tout expliquer, et d’autres motivations se font jour. Si le professorat n’est plus une marque de reconnaissance, il a des répercussions, positives et négatives, sur le travail personnel.
Emmanuel Saulnier reprend à son compte le mot de Giacometti : "Je donnerais mon œuvre pour une conversation." Il s’agit d’échapper pour un temps à ses obsessions pour mieux y revenir. Enseigner offre l’occasion de prendre une distance par rapport à sa propre production, de se remettre en cause. "C’est évidemment stimulant, dit Françoise Quardon, mais c’est surtout une question d’éthique : il ne saurait y avoir de certitude absolue en matière d’art."
S’il reconnaît volontiers les vertus de l’enseignement dans des termes comparables, Patrick Tosani stigmatise le risque de confort, qui, même s’il est spartiate, peut entraîner certaine sclérose. "L’Académie d’Amsterdam a pour principe d’inviter des artistes pour cinq ans au maximum, ce qui reste la meilleure façon d’éviter les effets néfastes de l’habitude." Si elle ne partage pas entièrement ce point de vue, Françoise Quardon souligne cependant la nécessité d’être mobile, de passer d’une école à l’autre tous les trois ou quatre ans. Dans le cadre d’un enseignement centralisé, où, comme ailleurs, l’État est un partenaire déterminant, l’artiste court le risque de s’identifier à son statut de fonctionnaire. Mais là encore, on ne saurait imaginer de panacée universelle : les écoles d’art demeurent, et c’est heureux, imprévisibles.
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Portrait de l’artiste en professeur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°23 du 1 mars 1996, avec le titre suivant : Portrait de l’artiste en professeur