Les prix de l’expressionnisme allemand talonnent, voire dépassent, ceux des peintres fauves en particulier grâce aux nouveaux acheteurs russes.
Dans la croyance en l’évolution, en une génération de créateurs tout comme de jouisseurs, nous en appelons à toute la jeunesse, et en tant que jeunesse qui porte l’avenir en elle, nous voulons nous créer une liberté de vie et de mouvement par rapport aux forces anciennes bien ancrées. » Cette harangue enflammée de l’artiste Ernst Ludwig Kirchner résume à elle seule ce que fut l’expressionnisme allemand : une brèche dans le conformisme de la société wilhelminienne. Fondé comme le fauvisme sur une intensification des formes, des couleurs heurtées et acides affranchies du réel, ce mouvement désigne l’esprit primitiviste du groupe Die Brücke (le Pont) créé à Dresde en 1905 et son pendant bavarois Der Blaue Reiter (le Cavalier bleu) né en 1911. Mais aussi des figures plus singulières comme Otto Dix et George Grosz, préoccupées par la fonction sociale de l’homme au crépuscule de la République de Weimar.
Offrant un contrepoint germanique au fauvisme, le marché de l’expressionnisme s’est tout autant indexé sur celui des peintres rugissants. Les prix ont connu une vraie poussée d’adrénaline en 1997, lors de la vente de la collection du Canadien Charles Tabachnik chez Sotheby’s à Londres. Des toiles de Kirchner, Alexei von Jawlensky, Emil Nolde et Max Pechstein égrènent alors les records. Une scène de rue de Kirchner est adjugée 1,9 million de livres sterling (19 millions de francs de l’époque). Une bagatelle à côté du record de 38,09 millions de dollars (29,78 millions d’euros) décroché en 2006 par une autre scène citadine chez Christie’s à New York. L’envolée touche par contagion toutes les figures de proue, à commencer par Franz Marc. Cofondateur avec Wassily Kandinsky du Blaue Reiter, celui-ci commence à peindre en 1908 des scènes de chevaux dans des tons de bleu, jaune et rouge. Pour le peintre, les corps musculeux des équidés symbolisaient la beauté idéale de la nature. En février dernier, un collectionneur russe a déboursé 12,3 millions de livres sterling (16,4 millions d’euros) chez Sotheby’s à Londres pour une scène de quatre chevaux datant de 1910. Les nouveaux acheteurs, notamment russes, marquent une nette appétence pour des œuvres plutôt décoratives, d’où la progression de prix phénoménale d’un Jawlensky. Ses grands portraits fardés proches de ceux de Kees Van Dongen ont ainsi vu leurs tarifs doubler ou tripler en cinq ans. Sotheby’s a même décroché en février le record de 9,4 millions de livres sterling (12,5 millions d’euros) pour un portrait de 1910. La vision apocalyptique d’un Grosz ou d’un Beckmann, le naturalisme clinique de la Nouvelle Objectivité touchent une autre frange de clientèle plus sophistiquée. Les tarifs s’en ressentent, sauf lorsque des chefs-d’œuvre se retrouvent proposés à l’encan. Ainsi, un artiste inclassable comme Beckmann a-t-il connu une réévaluation saisissante en 2001 lorsqu’un autoportrait avec une corne de 1938 a été adjugé 22,5 millions de dollars chez Sotheby’s à New York. Ce tableau avait une connotation prophétique, comme si l’artiste faisait sonner les trompettes de Jéricho à l’heure où l’Allemagne brûlait les livres et les tableaux d’artistes considérés comme dégénérés. Car l’art moderne allemand a été presque anéanti à l’orée de la Grande Guerre, avant d’être mis au pilori avec la montée du nazisme. La plupart des artistes connaîtront un destin tragique, entre August Macke, tué à l’âge de 27 ans en 1914, ou Franz Marc, mort à Verdun à 36 ans. Les survivants connaîtront persécutions, déportations ou exils comme pour Grosz et Beckmann. « En plus de l’aspect décoratif, les tableaux expressionnistes bénéficient d’une dimension historique, car les artistes ont été persécutés, souligne Thomas Seydoux, spécialiste de Christie’s à Paris. Il y a ce lourd passé auquel les gens sont sensibles, le côté trésor perdu, volé, retrouvé comme une pièce de monnaie au fond d’une épave. »
Impact des restitutions
Même si beaucoup de tableaux ont été détruits ou spoliés pendant la guerre, les restitutions n’ont eu qu’un impact très relatif sur le marché de l’expressionnisme allemand, à l’inverse de celui de l’art autrichien. « À l’époque où les restitutions ont débuté pour l’art autrichien, le marché de l’art allemand avait déjà commencé à décoller, avec l’autoportrait de Max Beckmann, précise Helena Newman, spécialiste de Sotheby’s à Londres. On a certes vendu des choses restituées, mais pas à des niveaux de prix millionnaires. » Si le marché dispose d’un potentiel de développement, encore faut-il trouver les bonnes pièces. Aussi, n’est-il pas rare que les collectionneurs se rabattent sur les œuvres maîtresses des seconds couteaux tel Heinrich Campendonk, dont le travail de coloriste n’a rien à envier à la palette d’un Franz Marc.
Personnalité phare si ce n’est dominante du groupe Die Brücke qu’il contribua à former jusqu’à sa dissolution en 1913, Ernst Ludwig Kirchner fut d’abord tenté par un certain primitivisme. Alors que la quête de l’Eden, d’un idéal sans contrainte en harmonie avec la nature, marque ses années de jeunesse à Dresde, son installation à Berlin en 1911 le plonge dans l’excitation de la mégapole, entre milieux interlopes et mutations sociales. Peintes entre 1913 et 1915, les scènes de rue de Kirchner encore en mains privées sont suffisamment rares pour aiguiser les appétits. Restitué par le Brücke Museum de Berlin aux héritiers d’Alfred Hess, ce tableau Berliner Strassenszene de 1913-1914 (ill. ci-dessus) a été acheté par le milliardaire Ronald Lauder à hauteur de 38,09 millions de dollars en novembre 2006 chez Christie’s à New York. Le trait autrefois arrondi cède ici la place à des hachures aussi nerveuses que des entailles. Les couches de peintures se croisent et s’imbriquent, loin de ses aplats de jeunesse. Un chromatisme entre chien et loup remplace les harmonies chaudes. Les personnages sont de plus en plus élancés et anguleux, à l’opposé des premiers nus souples et arrondis. Les indications topographiques réduites à l’essentiel, les visages sans expression des hommes rendent saillantes les silhouettes des cocottes accoutrées en oiseaux de paradis. Derrière le dérèglement des mœurs et la dilution de l’individu dans la grande ville, doit-on voir une image de l’artiste lui-même, alors marginalisé ? Car le chapitre berlinois ne marque pas seulement la dissolution du groupe Die Brücke et de ses idéaux communautaires, mais aussi une période financière extrêmement tendue pour Kirchner.
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Pont et Cavalier bleu
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Abonnez-vous dès 1 €Dr. Wolfgang Henze, codirecteur de la galerie Henze & Ketterer à Wichtracht/Berne, en Suisse
Comment expliquez-vous le décollage du marché de l’expressionnisme allemand ?
Les choses ont changé avec l’importante exposition [consacrée] par la Royal Academy [à Londres] à Kirchner en 2003. Deux ans plus tard, la commémoration du centenaire de Die Brücke a donné lieu à des expositions muséales en Espagne, Italie et Allemagne. Le marché a aussi beaucoup crû avec l’intérêt des Russes, [lequel est] manifeste depuis environ trois ans. Les prix ont augmenté, mais varient d’un artiste à l’autre.
Quels sont les artistes dont les prix ont le plus évolué ?
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre car les cas ne se ressemblent pas. Jawlensky, par exemple, a eu une production homogène, et il n’y a pas de grande différence d’une période à une autre. C’est toujours coloré et facile d’accès. Ainsi, les prix sont-ils importants sans être délirants. Chez Kirchner, on recherche ses scènes de rue, alors que ses dessins, très abondants, sont moins prisés. Leurs prix sont d’ailleurs élastiques, certaines feuilles valant 5 000 dollars, d’autres un million de dollars. Kirchner a, lui, la plus grosse quantité d’œuvres de tous les expressionnistes parce que son travail a été conservé lorsqu’il a déménagé à Davos. En revanche, près de 60 % des œuvres d’Eric Heckel et Karl Schmidt-Rottluff ont été détruites dans leurs ateliers berlinois. Rien d’important de ces artistes n’est passé en ventes publiques, alors qu’ils ont produit chacun entre 1905 et 1919 près de six cents œuvres.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°286 du 5 septembre 2008, avec le titre suivant : Pont et Cavalier bleu