Après six décennies de création, l’œuvre
de cette grande dame de l’abstraction n’a pas pris une ride. Portrait à l’occasion de sa première et grande rétrospective suisse.
Tous ceux qui la connaissent vous parleront de son sourire comme d’un signe distinctif de sa personne et de son caractère. C’est ainsi : chaque fois qu’on la rencontre, Pierrette Bloch présente un visage réjoui comme s’il n’était pas question de se laisser atteindre par les difficultés du quotidien. Comme si le choix qu’elle avait fait d’un travail réduit à sa plus simple expression – d’une part, des séries peintes de points et de lignes ; de l’autre, des sculptures faites de nœuds de crin – l’avait à tout jamais exonérée de toute préoccupation contingente pour ne plus s’occuper que de questions de rythme, de variation et, finalement, de dessin. Cette affiche simple et rieuse peut aussi être perçue comme la manière qu’elle a de protéger sa liberté. Depuis plus de soixante ans qu’elle est à l’œuvre, Pierrette Bloch a réussi en effet à imposer un travail d’une rigueur soutenue qui est considéré non seulement avec respect, mais qui appelle l’admiration. Il y a quelque chose d’une magicienne chez cette femme qui joue du point et de la ligne comme jamais Kandinsky n’aurait imaginé qu’un artiste en fasse un jour les héros d’une œuvre qui n’a ni commencement, ni fin, et les porte à cet état sublime d’épure. Pierrette Bloch dit volontiers que ce qui lui importe est de « faire quelque chose dans l’espace. » Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Qu’est-ce qui fonde sa démarche ? À la lire, on apprend qu’elle aime « le geste d’écrire et ce qui concerne l’écriture. » Les mots de phrase, d’accentuation, de plein et de délié reviennent d’ailleurs souvent dans sa bouche comme sous la plume de la plupart de ses commentateurs, ceux-ci relevant l’étroite analogie de son travail avec la notion de signe. Mais l’artiste se méfie des risques de l’amalgame entre ce « geste d’écrire » qui lui plaît tant et le fait même de « l’écriture ». Aussi se défend-elle que, chez elle, l’écriture est toutefois « annulée » aussitôt qu’elle est « tracée ». Le « geste d’écrire », rien que le geste, en quelque sorte.
D’une grande simplicité
Née à Paris en 1928, installée en Suisse pendant la guerre, Pierrette Bloch rentre dans la capitale après le conflit et y fréquente successivement les ateliers de Jean Souverbie, André Lhote puis Henri Goetz, tout en s’intéressant au mime et à la danse. Si la première peinture à l’huile qu’elle réalise en 1942, alors qu’elle n’a que quatorze ans, présente un petit paysage plongé dans l’obscurité, celles qui inaugurent son œuvre à l’aube des années 1950 en confirment l’esprit. Abstraites et sombres, elles partagent les mêmes préoccupations d’espace et de lumière que Pierre Soulages – avec lequel elle se lie d’une amitié qui perdure encore aujourd’hui et dont elle possède quelques œuvres remarquables. Le choix qu’elle fait de s’en tenir à un vocabulaire plastique extrêmement simplifié, qui, du point, la mène aux sculptures de crin, relève d’un parti pris volontiers ascétique et d’une pratique artistique envisagée comme une discipline. Le parcours de Pierrette Bloch est à son image, discret mais solide, et passe par de très nombreuses expositions personnelles, tant en galeries – notamment à Paris, à New York et à Genève – qu’en musées – dont le Cabinet d’art graphique du Musée national d’art contemporain en 2002 et, présentement, le Musée Jenisch à Vevey, en Suisse, qui lui consacre une magnifique exposition rétrospective.
Installée depuis plus de cinquante ans dans le même atelier en duplex de la rue Antoine-Chantin, dans le quatorzième arrondissement de Paris, Pierrette Bloch y mène une vie tout à la fois sereine et laborieuse. Olivier Kaeppelin, l’actuel directeur de la Fondation Maeght, se souvient non sans émotion de sa première visite : « Si je connaissais bien son travail, je ne l’avais encore jamais rencontrée. Ce qui m’a toujours touché chez elle, c’est la question du rythme, la manière dont elle fait surgir du rythme en permanence dans ses dessins et ses sculptures. Ce qui me frappe, c’est que ce qu’elle dit est accompagné de silences, des silences qu’on n’a pas envie de rompre tant elle a le rythme en elle. Elle parle, elle parle, puis soudain elle s’arrête, cela dure un long moment, elle fait un large sourire et reprend le fil de ses pensées… Tout cela sans aucune posture, sans aucun apprêt. »
De fait, Pierrette Bloch est quelqu’un d’une grande simplicité. Elle est là, assise en face de vous, enfoncée dans son Charles Eames, toute habillée de noir, ses grosses lunettes sur le nez, son téléphone portable en bandoulière et cet éternel sourire aux lèvres : une présence monumentale. Derrière elle, un grand tableau de Soulages, zébré de noir et de lumière. Elle a mis la main sur un livre dont elle tient à vous lire quelques lignes de sa voix aiguë et fluette, aux accents quelque peu chantants. Pierrette Bloch est heureuse, elle aime à partager ces moments de complicité. Son regard s’illumine. David Quéré, l’un de ses amis de plus de vingt-cinq ans, spécialiste de la physique des interfaces, des gouttes et des bulles, lui reconnaît « une extraordinaire fidélité » et dit aimer surtout chez elle « sa causticité et sa gaieté. » il vante « cet œil qu’elle a, cet œil allumé en permanence pour la peinture, évidemment, mais aussi dans tous les domaines de la vie quotidienne ». Il a toujours très grand plaisir d’être avec elle, que ce soit chez l’un ou chez l’autre, au café ou au restaurant. « L’œil qu’elle pose sur l’être humain, ajoute-t-il, et l’œil qu’elle pose sur le livre, ce sont des thèmes à la fois de discussion et d’échange. Tout ça, c‘est l’œil, finalement. C’est là le point commun à tous ces moments que je peux passer avec elle. »
Ne pas s’embarrasser du superflu
Pierrette Bloch fait partie de cette qualité d’artistes qui porte l’œuvre au plus haut dans leur esprit, en dehors de toute considération de marché et de médiatisation. Tout lui est dédié. Tout en vient et tout y retourne, sans cesse, dans ce « mouvement qui déplace les lignes » que Baudelaire dit haïr alors même qu’il est la figure métaphorique de la vie. Pour elle, le mouvement est « le » rythme, comme elle l’exprime en citant André du Bouchet, un poète dont elle était proche : « Rien qui ne se laisse réitérer sans une interruption – et sur l’interruption, l’arrêt d’un instant, ou pour toujours, à nouveau. » Le continu et le discontinu, la ponctuation et l’étendue, l’instant et la durée : ce sont là les vecteurs cardinaux qui gouvernent l’art de Pierrette Bloch. Des points, des lignes, des boucles, comme répétés à l’infini selon des protocoles précis : on pourrait penser que l’art de Pierrette Bloch relève d’une forme de cérémoniel et qu’il exige de son auteur l’application d’une stricte discipline. Pas vraiment, en réalité. « Quand elle décide de se mettre à dessiner, on peut très bien continuer à discuter et avoir une vraie conversation en même temps », raconte James, son fidèle assistant depuis onze ans. « Au début, je pensais que c’était un moment important pour elle et qu’il ne fallait pas la déranger ; en fait, c’est aussi un moment d’échange. Ça ne procède pas d’un emploi du temps préétabli, c’est dans le flux de la vie et du quotidien. Elle peut tout autant bien commencer un dessin, revenir sur un autre ou en terminer un troisième : chaque fois, elle est pleinement à ce qu’elle fait. »
Cette capacité à ne jamais perdre la mesure du travail, à savoir le prendre ou le reprendre à tout instant est une force. Elle souligne la tension permanente, proprement existentielle, qui motive au plus profond d’elle-même l’artiste. Elle qualifie une démarche que David Quéré appréhende pour sa part au regard de « la réduction des outils » : « C’est une chose qui me paraît particulièrement intéressante chez elle, dit-il, parce que j’appartiens à un courant de la physique qui considère qu’en réduisant une expérience à sa plus simple expression, on atteint à une portée plus grande. » Dire
le plus avec le moins, ne pas s’embarrasser du superflu, jouer le principe de répétition au bénéfice de l’efficacité. « Du coup, ajoute David Quéré, on n’est pas distrait par quoi que ce soit et l’on devient d’autant plus sensible à l’imagination. Ça ouvre l’œil. »
Quelque chose d’intemporel
De fait, face aux œuvres de Pierrette Bloch, le regard est convoqué à l’exercice d’une essentialité. Dans l’atelier, peint tout de blanc, sont posés sur une grande table toutes sortes de dessins dont il n’est pas toujours évident de dire s’ils sont ou non finis. D’autres sont accrochés sur l’un des murs sans ordre véritable, simplement là pour que l’artiste puisse prendre le temps de les regarder, de les contempler et de décider si oui ou non elle les considère comme terminés. Sur le mur d’en face est tendu un fil qui porte les premières notes nouées d’une sculpture de crin. La similitude formelle de l’objet avec l’idée de portée musicale est frappante, d’autant que l’ombre des nouures projetée sur le mur opère comme un écho silencieux au rythme engendré. « J’aime la manière dont elle fait surgir du rythme en permanence sur un fil ou sur la page blanche, dit encore Olivier Kaeppelin. Elle nous entraîne dans une sorte de respiration, comme une danse. Elle nous emmène au moment plein du rythme, en son sein, et ses sculptures de crin dessinent comme un paysage qu’on peut toucher. »
Il y a quelque chose d’intemporel dans le travail de Pierrette Bloch qui tient à cette force de présence qu’instruit son côté rudimentaire. Des rudiments du dessin, en quelque sorte, comme on le dit du langage. Il faut la voir au travail, à sa table, un gros pinceau en main, deux bols près d’elle, l’un d’encre noire, l’autre d’eau teintée, l’œil aux aguets, comme s’il s’agissait de saisir un moment opportun. Comme si quelque chose était à venir qu’il ne fallait pas manquer. Mais sait-elle ce qui va advenir ? Rien n’est moins sûr. L’essentiel est d’être là. Il en va de même quand elle est assise face à un fil tendu et qu’elle se laisse guider par les matériaux. Ce qui frappe chez elle, c’est précisément
cette confiance, cette complicité qu’elle entretient avec eux. On rencontre rarement une telle osmose entre un auteur et son œuvre. Du moins est-ce là une mesure qui préserve celle-ci des atteintes du temps. Le sentiment de celui qui s’y attarde relève alors de la stupéfaction, voire de l’émerveillement, comme s’il découvrait quelque chose d’inédit. Il est frappé par cette incroyable fraîcheur de l’œuvre. « J’ai découvert le travail de Pierrette Bloch à Cajarc, raconte encore James, son assistant, à travers le catalogue de l’exposition qu’elle y avait faite. Quand je l’ai feuilleté, je suis immédiatement tombé sous le charme. Quelle n’a pas été ma surprise en lisant sa biographie qu’il s’agissait là du travail d’une dame de plus de soixante-dix ans ! Je m’étais imaginé qu’elle était une jeune artiste. Ce qu’elle est, en vérité. »
1928
Naissance à Paris
1939
Sa famille s’exile en Suisse
1951
Première exposition personnelle à la Galerie Mai à Paris puis à New York
Fin des années 1970
Introduction de la maille et de sculptures de crin dans sa création
2006
Exposition « Le noir est une couleur » à la Fondation Maeght
2010
Exposition collective au MoMA de New York : « On Line : Drawing through the Twentieth Century »
2013-2014
Exposition monographique au Musée Jenish à Vevey, en Suisse. Pierrette Bloch est représentée par la Galerie Karsten Greve (Paris, Cologne, Saint Moritz)
du 18 janvier au 9 mars 2014. Museum Pfalzgalerie à Kaiserslautern (Allemagne). Ouvert tous les jours sauf le lundi. Tarif : 6 €. Commissaire : Dr. Britta E. Buhlman. www.mpk.de
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 28 février. Musée Jenisch à Vevey (Suisse). Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 20 h.
Tarifs : 9,70 et 8 €. Commissaire : Julie Enckell Julliard, directrice du musée. www.musee
jenisch.ch
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°664 du 1 janvier 2014, avec le titre suivant : Pierrette Bloch - Dire le plus avec le moins