Organisés en administration, les héritiers de la Succession Picasso veillent au grain : respect de l’héritage moral et intellectuel, gestion des droits de reproduction, authentification des œuvres… Un système unique en son genre, avec ses avantages et ses failles.
Vraie ou fausse, pas une œuvre de Picasso qui apparaît ou réapparaît sur le marché qui ne soit authentifiée par Claude Ruiz Picasso et Maya Widmaier-Picasso, deux enfants de l’artiste. « Quand bien même la pièce serait référencée, une photographie et un courrier, avec toutes les informations dont nous disposons sur elle, leur sont envoyés respectivement », confie un expert d’une maison de ventes aux enchères. « Les acheteurs nous le demandent, c’est comme s’ils prenaient une assurance tous risques », ajoute-t-il. Certes, deux avis valent mieux qu’un, surtout lorsqu’on ne veut froisser ni l’un ni l’autre, et que chacun des deux héritiers revendique une connaissance de l’œuvre, des archives importantes, un accès rapide à celles versées au Musée Picasso et une méthodologie que personne sur le marché de l’art, qu’il soit galeriste, collectionneur ou expert d’une maison de ventes, ne remet officiellement en cause aujourd’hui. Pas plus que ne sont remis en question les catalogues « Zervos », « Madoura », « Bloch » et « Cramer », ou celui de Werner Spies, références absolues en matière de documentation sur l’œuvre répertoriée ; ni davantage le travail engagé par Diana Widmaier-Picasso, fille de Maya, qui, depuis 2003, a entrepris de constituer un catalogue raisonné des sculptures de son grand-père, avec une équipe de chercheurs et un suivi attentif de sa mère.
De fait, l’expertise des sculptures passe désormais aussi par cette juriste, diplômée en histoire de l’art, experte en dessins anciens chez Sotheby’s à Londres, qui « espère publier un premier volume dans deux ans », comme elle le confie. « Ce qui coïnciderait avec l’exposition sur Picasso et l’art contemporain au Grand Palais, en 2015, dont je suis la co-commissaire avec Didier Ottinger », précise-t-elle. En appui plus discret à la réalisation de ce catalogue raisonné qu’elle finance seule : le galeriste Larry Gagosian, poids lourd du marché et programmateur régulier d’expositions Picasso, qui l’« a soutenue dès le début de ce grand et long projet », reconnaît-elle.
L’authentification, une affaire de famille
Le marché de l’art le sait depuis près de quarante ans : l’expertise d’une peinture, d’un dessin, d’une gravure, d’une sculpture ou d’une céramique de Picasso est une affaire hautement familiale. Elle le fut même dès la mort de l’artiste, du moins très peu d’années après, lorsque Claude, Maya, Paloma (la sœur de Claude), Marina et Bernard (les enfants de Paulo, le premier fils de l’artiste), les cinq héritiers organisés en indivision que l’on appelle « Succession Picasso », se sont réunis en un comité chargé d’examiner les demandes d’authentification et d’octroyer à la majorité les certificats. Les difficultés pour rassembler autour de la même table ces protagonistes, les tensions entre certains et leur différend à propos d’œuvres « douteuses » mises un jour sur le marché ont cependant eu raison de l’existence de ce comité auquel ses membres mirent un terme en 1993. Depuis, Claude et Maya officient chacun de leur côté et délivrent gratuitement les certificats, sans jamais avoir récusé les avis de l’un ou de l’autre. La décision, en septembre 2012, de Paloma, Marina, Bernard et Claude de se doter d’une nouvelle organisation – la Picasso Authentification – pour procéder à l’expertise des œuvres de Picasso n’a rien modifié à ce titre au statut de Claude, conforté par la création de cette entité dans ses fonctions d’autorité pour statuer sur les demandes d’authentification. Pas plus qu’elle n’a apporté de nouveauté dans l’expertise puisque aucune personne extérieure, aucun autre spécialiste de l’œuvre n’a été invité à participer à cette nouvelle structure.
Fallait-il voir dans sa constitution une OPA sur l’expertise ? Du moins une manière de fragiliser la position de Maya, souffrante à l’époque, mais bien résolue à continuer à donner son avis une fois rétablie, comme sa tribune « Maya Picasso est bien vivante » le faisait entendre, en janvier, dans Le Journal des Arts après les déclarations dans ce même journal de Claudia Andrieu sur le choix de Claude pour représenter les autres héritiers ? « Aucunement, rétorque Christine Pinault, assistante de Claude Picasso. Face au nombre de demandes d’authentification, en augmentation constante, pas moins de sept cents par an contre deux cent cinquante il y a quelques années, il était nécessaire d’apporter une réponse claire au marché, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. » Et Christine Pinault de préciser que « l’augmentation des expertises est à relier à l’accroissement du volume des faux. Faux qui ont toujours existé du vivant de Picasso, souligne-t-elle, mais jamais dans cette proportion ».
Des parodies d’œuvres avec des personnages de Disney
« Effectivement, au niveau des faux qui apparaissent, circulent, Picasso est, avec Corot, au hit-parade », confirme Cécile Ritzenthaler, experte chez Millon, société de ventes aux enchères. Les raisons de cette flambée ? « La cote de l’artiste et les records de prix atteints par telle ou telle peinture. Même si Francis Bacon, Rothko valent plus cher, Picasso est l’un des peintres les plus cotés. Il est une valeur sûre. » Avec, au top ten des œuvres les plus chères de Picasso vendues, le Nu au plateau de sculpteur, peint en 1932, adjugé 106,5 millions de dollars (82 millions d’euros) chez Christie’s à New York, le 4 mai 2010. Les faussaires ne s’y trompent pas, encore moins les réseaux organisés comme celui qui est actuellement démantelé par la brigade de répression du banditisme après la plainte déposée par Maya et Claude, engagés à ce niveau-là dans une collaboration étroite. La protection et la préservation de l’œuvre de leur père sont au centre de leur vie. Ils en sont les gardiens. Des gardiens qui ont rapidement appris qu’au-delà de l’authentification, il leur fallait aussi gérer les droits d’auteur, les droits à l’image, les droits de suite, la capitalisation du nom… Surtout Claude, depuis l’ordonnance du 24 mars 1989 qui l’a désigné administrateur de l’indivision. Désignation qui ne fut pas étrangère à la création en 1995 à Paris, et en accord avec tous les héritiers Picasso, de la Picasso Administration « pour gérer, percevoir et répartir, contrôler les droits attachés au monopole de Pablo Picasso, au nom et pour le compte de la Succession Picasso », comme on peut le lire sur le site Internet de la société.
Parution d’une œuvre dans un ouvrage, un manuel scolaire, un catalogue d’exposition, dans un film ou sur un objet, édition de cartes postales et d’affiches : rien ne peut se faire sans l’accord de la Picasso Administration. Chaque année, les demandes pleuvent. « Entre 8 000 et 10 000 en France, 2 000 de l’étranger », indique Claudia Andrieu, juriste de la Picasso Administration. Guernica, Les Demoiselles d’Avignon et La Colombe de la paix sont les œuvres les plus reproduites. Le niveau de refus de reproduction, entre 5 et 10 % par an, varie quant à lui selon les années. « Les derniers concernaient des poupées à l’effigie de Picasso, des sculptures sur des grains de riz et des parodies d’œuvres avec des personnages de Walt Disney », révèle Claudia Andrieu.
Des films soumis à l’approbation de la Picasso Administration
Au niveau du droit moral, la Picasso Administration veille tout autant au grain. Pour le film de Carlos Saura, en ce moment en cours de montage, 33 Jours, sur la création de Guernica, les autorisations accordées sur la reproduction du célèbre tableau sont précises : l’œuvre ne doit pas être repeinte par un artiste, seules les reproductions photographiques peuvent être utilisées. « Reste à appliquer la validation définitive, la production ne nous ayant pas encore présenté les rushes du film », indique la Picasso Administration, extrêmement vigilante sur les propos, les critiques qu’une fiction ou un documentaire peuvent tenir sur le maître comme sur l’homme. Ainsi, le film de James Ivory Surviving Picasso avait-il été interdit de tableaux au regard « des erreurs et des incohérences chronologiques contenues dans le scénario », mentionne Christine Pinault. La Picasso Administration est passée maître dans la vigilance après vingt-huit ans d’existence. Y compris dans l’accord donné à tel ou tel établissement public ou privé pour porter le nom de Picasso. Autorisation gracieuse pour un établissement scolaire : oui. Pour le reste, y compris un stade, un aéroport, un building… : une analyse marketing, stratégique est menée. Quand il y a demande… Car Picasso n’échappe pas au piratage.
« De par le monde, la capitalisation sans autorisation de la notoriété, de l’aura du nom, du visage, de la signature est explosive », constate Claudia Andrieu, preuve à l’appui. Il suffit d’aller sur Google et d’associer le nom Picasso à un mot comme « portable » ou « dentier » ou à une marque comme Samsung pour mesurer effectivement l’ampleur du phénomène. Le nombre de dépôts de marque Picasso sans autorisation, la Picasso Administration l’évalue à trois cents par an, et au moins à six cents sur les sites. Un véritable casse-tête pour elle, qu’il lui a fallu d’abord comprendre, saisir pays par pays, avant de mener une analyse marketing et stratégique pour mieux réagir et mettre en place une veille informatique. « Tout ne se résume pas à un procès », dit-on à la Picasso Administration, tout aussi attentive aux contrats qui lient les musées aux sponsors d’exposition sur Picasso depuis que le Seattle Art Museum a accordé en 2010 aux sociétés mécènes des « Chefs-d’œuvre du Musée Picasso » le droit d’utiliser le nom de l’artiste pour vanter leurs produits.
Le domaine public, une question hors actualité
« Nous ne sommes pas là pour jouer les censeurs, ni pour gagner de l’argent, mais pour faire respecter les droits et l’œuvre », répond Christine Pinault aux diverses critiques visant la Picasso Administration. En particulier celles des licences accordées, une petite dizaine actuellement, dont la licence octroyée à Citroën qui fit grand bruit et débat à l’époque. Le montant de l’accord demeure encore une inconnue, comme l’est le niveau des recettes engrangées par les différents droits et licences ou les dividendes reversés aux héritiers chaque année. « Ces suspicions, critiques oublient nos dépenses pour la lutte contre le piratage, le coût des authentifications, l’accueil pour la consultation de nos archives…, fait remarquer Christine Pinault. Même les faux les plus grossiers nécessitent une recherche documentaire ainsi qu’une gestion administrative. »
Quid toutefois de la Picasso Administration lorsque l’œuvre tombera en 2043 dans le domaine public ? Ou lorsque Claude Picasso, né en 1947, disparaîtra ? « Ce n’est pas encore d’actualité », objecte-t-elle. Comme n’est pas d’actualité la réalisation d’un catalogue raisonné de l’œuvre de Picasso par la Picasso Administration ou la Picasso Authentification. L’éventualité a pourtant été abordée lors du travail de réédition du « Zervos », à paraître le 15 décembre prochain en français et en anglais, via Sotheby’s, son distributeur. Staffan Ahrenberg, nouveau propriétaire des Cahiers d’Art, éditeur du mythique catalogue épuisé depuis longtemps, et Andrew Strauss, vice-président de Sotheby’s France, le reconnaissent : la demande est restée sans suite. Andrew Strauss le regrette d’ailleurs : « La famille aurait pu financer et regrouper autour d’elle une équipe de chercheurs pour sa réalisation. » Cette proposition n’est pas la première faite aux héritiers Picasso, à Claude surtout. Et certainement pas la dernière !
« Picasso céramiste et la Méditerranée », Chapelle des Pénitents noirs, Aubagne (13), jusqu’au 13 octobre 2013.
« Picasso, les érotiques », Centre d’art La Malmaison, Cannes, jusqu’au 27 octobre 2013.
« Le Musée Picasso. 50 ans à Barcelone », Musée Picasso, Barcelone, jusqu’au 24 novembre 2013.
« Album de famille », Musée Picasso de Málaga, jusqu’au 6 octobre 2013.
« La Vida », Musée Picasso de Barcelone, du 11 octobre 2013 au 19 janvier 2014.
« Picasso devant la télé », Musée d’art et d’histoire de Genève, du 11 octobre au 15 décembre 2013.
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Picasso, une marque protégée à l’extrême
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°661 du 1 octobre 2013, avec le titre suivant : Picasso, une marque protégée à l’extrême