Designer touche-à-tout, chouchou des médias et du public, Starck revient sur son parcours et donne sa vision de l’art, avec le franc-parler qui le caractérise.
Vous êtes le plus populaire des designers, encore élu créateur de l’année du Salon Maison & Objet. Vous vous êtes lancé dans une performance sonore lors du Festival Exit à la Maison des arts de Créteil : pourquoi ce nouveau défi ?
Philippe Starck : Depuis toujours, je vis dans le son, plus que dans la musique. Je suis très intéressé par les effets physiques, psychologiques, physiologiques de la musique. Je m’en sers : mes projets ont la qualité de la musique que j’écoute. Je peux échouer si je choisis mal mon environnement sonore. Chacun doit trouver son lieu musical, c’est fondamental pour l’équilibre. On recherche un son comme espace de confort propre, au même titre qu’un paysage où l’on aimerait vivre.
J’ai voulu faire ressentir cela au public lors de cette expérience au Festival Exit menée avec le collectif Soundwalk, génie du son et le label Dalbin. Avec les spectateurs, j’ai essayé de créer le son du « nous » : le son unique émanant de gens dans une émotion donnée à un moment donné. Ce n’est pas la première fois que je me mets en danger, ça serait même une spécialité chez moi.
On vous sent de plus en plus en quête de sens. D’ailleurs, vous vous définissez comme un homme de concept et non pas de produit…
Je n’ai jamais été dans le design, dans la décoration. C’est réellement un hasard…
Il y a quand même une lignée familiale avec un père ingénieur aéronautique…
Si je suivais mon père, j’aurais dû faire beaucoup mieux que des chaises, plutôt des stations spatiales !
Justement, vous dessinez l’astroport et les navettes de Richard Branson, le patron de Virgin…
Mon père était un vrai inventeur, un constructeur d’avion ; c’est quand même un rien plus difficile que de faire un cure-dent. Ce design dans lequel je me suis engagé est plutôt un aveu de faiblesse. Et la culpabilité qui en découle, inconsciemment avant, consciemment maintenant, fait que j’ai essayé de donner d’autres dimensions à ce véhicule.
On dit que j’ai transformé ce métier, que je l’ai réinventé : c’est un peu vrai. J’ai tout fait, je n’ai plus rien à prouver, ni à moi, ni aux autres. Je n’ai pas d’ego, pas d’aigreur, pas de regrets, rien que des remords. Ma vie n’a toujours été que de servir. Probablement que mon éducation religieuse très, très, très pesante, y est pour quelque chose.
Ce protestantisme vous a marqué profondément ?
Oui, forcément. La religion a fait de moi un missionnaire, un servant. Je suis le contraire d’un complaisant, d’un dirigé. Reste que j’ai fait à ma façon mon devoir de servir.
À présent, j’ai davantage de moyens, de puissance, de connaissances, pour rendre service. Malheureusement, je m’aperçois que mon outil, le design, est inadapté aux vrais enjeux d’aujourd’hui et de demain, lesquels ne sont plus du tout dans le culturel, comme on pourrait le croire avec cette mode de l’art, mais dans des urgences de survie. Là, je suis impuissant. Je sais dessiner deux trois choses amusantes, je ne sais pas sauver la vie des gens.
L’art n’est-il pas censé faire réfléchir, alerter ?
Il ne l’est plus depuis longtemps. L’art est mercantile, « vénalisé » jusqu’aux oreilles. L’art a perdu tout devoir politique, toute intégrité. Personnellement, je m’en éloigne clairement.
Toutes les disciplines artistiques confondues ?
Il y a encore évidemment des choses bien. Mais notre société avide préfère choisir et survendre au consommateur des produits commercialisables, que ce soit dans la littérature, la musique, les arts plastiques. Je ne perds pas espoir, l’art sera forcé de rebondir. Mais est-ce l’urgence ? Faut-il utiliser le potentiel de créativité, d’intuition, pour rajouter un propos culturel ou faut-il réellement entrer dans le vif du sujet, s’occuper de sauver la vie des gens ?
Quand ces derniers commenceront à sortir la tête de l’eau, reviendra peut-être un cycle de lumière et de civilisation : le monde sera alors heureux d’accueillir comme une récompense, comme un luxe, ce temps utilisé à des choses artistiques, luxueuses. Car l’art est un luxe. En attendant, aujourd’hui, je ne vois en aucun cas les artistes et les designers comme moi s’occuper réellement des urgences.
Pourtant, vous avez toujours été quelqu’un d’engagé ?
J’essaie. Toute ma vie, dans mon travail, on voit une permanence politique, sur le « bionisme », le végétarisme, l’écologie, l’accès à l’habitat pas cher, les éoliennes individuelles, les maisons préfabriquées écolos qu’on lance en septembre prochain, le laboratoire de recherche fondamentale sur la créativité que je m’apprête à fonder. Je suis totalement orienté, radicalisé. À long terme, avec ce laboratoire, je pense pouvoir amener de grandes solutions.
Radicalisé, c’est-à-dire ?
Je restructure ma compagnie. À partir de juin, mes bureaux actuels auront disparu au profit d’une équipe plus virtuelle, ouverte, flexible, orientée, pour agir avec rapidité et violence, quand on en aura trouvé les moyens.
Vos propos ne sont-ils pas en contradiction avec vos actes ? Pourquoi avoir accepté de réaliser un astroport, des navettes spatiales, pour Virgin ? Ne s’agit-il pas de gadgets de riches ?
Si l’idée était de faire un gadget pour milliardaire, je ne l’aurais pas fait. À la base, je suis communiste. Il n’y a pas de projet ni d’objet légitime qui ne s’inscrive dans la grande histoire de notre mutation, commencée il y a quatre milliards d’années et programmée pour finir dans quatre milliards d’années sur cette terre. Pourquoi j’ai participé à cette aventure galactique ? Il faudra quitter cette terre quand le soleil implosera. Nous sommes la seule espèce animale à s’y préparer, en cherchant depuis longtemps à voler, à s’envoler. Il y a là comme une prescience de ce que nous avons à faire, conquérir l’espace. Même si, au final, je suis persuadé que l’on partira de la terre transformé plutôt en une équation mathématique…
Les dérèglements actuels du monde expliquent-ils votre prise de conscience ?
Plutôt ma prise de pouvoir. J’ai toujours été un observateur de la vitesse de notre mutation et…
On a souvent dit d’ailleurs que vous étiez un visionnaire…
C’est un peu mon métier finalement et j’en suis très fier. C’est même ma seule fierté. Quand on regarde cette mutation de l’humanité, tout va globalement beaucoup mieux qu’avant pour tout le monde : les morts, les famines, les pestes, la mortalité infantile, l’éducation, c’est clair… Au télescope donc, la ligne est bonne. Mais lorsque vous les regardez au microscope, vous vous rendez compte des aspérités. Cette ligne positive est constituée de microcycles avec des moments de paix et d’intelligence, des moments de bêtise et de barbarie.
Il y a une vingtaine d’années, on commençait à voir une sorte d’organisation mondiale. Puis patatras. Certaines grandes démocraties se révèlent aujourd’hui être des états voyous, agressifs, voire fascisants. Partout il y a des républiques bananières, des hold-up mondiaux, surtout sur les terres agricoles, du sang, de la détresse, avec encore 27 millions d’esclaves dans le monde ! On baigne dans l’hypocrisie car notre système n’existe que par l’esclavage : les produits sont trop peu chers, on a tellement été dans la moins-disance.
La variable d’ajustement, c’est l’homme ?
Tout à fait. La différence entre ce que devrait coûter tel produit et ce qu’il coûte réellement, c’est l’esclave. Pire : le marché s’est écroulé, un esclave ne vaut plus rien. Il faut aller vite.
L’homme est un génie, il trouve toujours la solution, mais toujours un peu tard. Un monde devenu instable et dangereux, un homme qui sait quoi faire mais ne le fait pas encore… À quel moment sera le point de rencontre ? Le basculement d’un écosystème autosuffisant, équilibré, vers un monde instable, s’est opéré il y a moins de dix ans. On conduit à l’ancienne un vaisseau ultramoderne : or il ne faut plus piloter de la même manière, chaque action déclenche une série d’interactions.
Où en êtes-vous de votre projet de fondation ?
On a un projet plus ample, avec mon centre de recherche fondamentale. Les médias affirment que l’on est dans une période de grande créativité, je crois qu’il n’y a jamais eu aussi peu de création. On parle mode, design, architecture, musique, peinture mais je ne vois qu’applications. Il n’y a pas de volonté de comprendre le pourquoi de la créativité. Avec des créateurs, on peut tout solutionner. Avec des neurophysiciens, des biologistes, des psychologues, des gens d’imagerie électronique cognitive, on va se donner les moyens de comprendre.
Revenons à la culture, même si vous n’avez plus foi en l’art…
La culture est devenue un paramètre du marketing comme un autre, ça n’empêche pas le talent. Et d’ailleurs, certains étaient banquiers avant d’être artistes… Bref, aujourd’hui trop de suspicion m’empêche d’adhérer et j’attends le moment où les artistes retrouveront leur devoir d’activisme.
Je me souviens d’une exposition de Hans Haacke à Beaubourg qui dénonçait les connivences entre les milieux des affaires, de la politique, de la culture. Il est à remarquer que ce travail subversif étant appliqué aux multinationales, on n’a d’ailleurs plus jamais entendu parler de cet artiste. A-t-il été proscrit ?
Ne focalisez-vous pas sur des artistes occupant le devant de la scène au détriment d’une foule d’anonymes sincères ?
Les vrais bons sont les premiers à être récupérés, le système est très binaire.
Vous-même n’avez-vous pas été récupéré ?
Je ne suis pas un artiste et je ne suis vendu à personne, je ne rentre dans aucun système de cote ou de décote, artificiel ou pas artificiel. Et j’ai de multiples propositions pour entrer dans des galeries ; j’ai toujours refusé. Cela a profité à d’autres designers que je vois à présent laisser une trace historique dans l’art. Personnellement, je suis trop communiste pour ça.
Alors ne seriez-vous pas tenté par un engagement politique ?
Oui, j’aurais adoré. J’ai pu prouver ce que je disais à travers la multiplicité des actions que j’ai menées. Des gens m’aiment, d’autres me détestent. Mais c’est vrai, j’ai une puissance de frappe, je suis l’un des Français sur lequel on écrit le plus dans le monde. Je pourrais jouer un rôle « coluchien », mais je ne le ferai jamais. Hélas, car la politique est un vecteur d’action directe.
Implique-t-elle trop de compromissions ?
Trop de stratégie. Je suis direct, impulsif, incontrôlable. D’ailleurs, les politiques savent que je suis incontrôlable : ils aimeraient m’utiliser mais ne s’y risquent pas.
Votre fille est artiste, cela vous inquiète-t-il ?
Ma fille, frappée par le talent et la fantasmagorie de Garouste, s’est lancée dans la peinture. C’est aussi une chanteuse, auteur-interprète, avec son groupe The Two. Quand on est soi-même dans un fonctionnement créatif et que l’on voit, malgré les difficultés, la zone passionnante qu’est la création et la fréquentation d’autres créateurs, on souhaite à ses enfants d’évoluer sur le même territoire. Créatif ne veut pas dire artistique. Seule interdiction absolue : qu’elle ne fasse pas la même chose que moi. Comme les manouches, on brûlera mon corps dans la caravane pour que rien ne soit récupérable.
1949
Naissance à Paris
Années 1960
Études à l’école Nissim de Camondo.
1968
Fonde sa propre entreprise de design.
1978
Architecte d’intérieur pour
les Bains Douches.
1982
Décorateur
et créateur
du mobilier des appartements privés de l’Élysée.
1989
Oscar du design pour le bateau Beneteau.
2003
Exposition au Centre Pompidou.
2008
Pour la présidence française de l’Europe, réalise la pièce commémorative
de 2 euros.
2010
Élu créateur de l’année au Salon Maison & Objet.
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Philippe Starck : « J’ai réinventé le métier de designer »
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Abonnez-vous dès 1 €Philippe Starck (2010) - © photo Benoît Linero
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°625 du 1 juin 2010, avec le titre suivant : Philippe Starck : « J’ai réinventé le métier de designer »