Directeur de la National Gallery de Londres depuis 1987, Neil MacGregor prendra dès le mois d’août
la direction du British Museum (lire le JdA n° 139, 21 décembre 2001). Avant d’administrer cette institution fragilisée par une grave crise financière, il livre, à la lumière de son parcours universitaire et professionnel, sa conception du rapport entre l’homme
et l’œuvre d’art.
Qu’est-ce qui, dans votre formation intellectuelle, vous a le plus influencé ?
J’ai tout d’abord été linguiste. Après des études de français et d’allemand à Oxford, je me suis attelé à la philosophie à l’École normale supérieure de Paris. Puis, pour devenir avocat, j’ai fait mon droit à Édimbourg où j’ai été admis au barreau. Pour finir, j’ai pris des cours d’histoire de l’art à l’Institut Courtauld de Londres. Mes débuts étaient réellement axés sur les langues, et je pense que cela a influencé ma façon d’appréhender les œuvres d’art. Ce qui me vient toujours à l’esprit devant une œuvre est : “qu’est-ce que cela veut dire ?” La forme est, selon moi, une question secondaire. Bien sûr, il y a d’autres choses très importantes, comme les problèmes historiques, pour ce qu’ils révèlent sur d’autres cultures. Mais si les œuvres d’art sont finalement si importantes, c’est pour ce qu’elles disent de notre expérience, parce que quand tout va mal, ce sont elles qui éclairent notre vie.
Vous espérez donc que le visiteur de la National Gallery, ou de n’importe quelle collection publique, vivra une expérience de cet ordre.
Exactement, il faut que le visiteur trouve dans la collection ce qui l’intéresse le plus. Je pense que le métier de conservateur consiste à présenter la collection de telle sorte que le visiteur puisse l’appréhender de toutes les manières possibles. Si l’aspect le plus important d’une œuvre est historique et concerne l’évolution, le développement de la peinture européenne, alors il faut proposer une présentation accessible en mettant l’accent sur cette question. L’une des tâches les plus importantes est d’instaurer un dialogue intime entre le visiteur et l’œuvre d’art, afin qu’il puisse interroger l’œuvre comme entité indépendante, et non pas comme élément d’un ensemble. Il est bien évident qu’il existe des centaines de façons de regarder une œuvre d’art, mais ce dialogue intime est assurément possible.
Pourtant, certaines conditions, comme l’affluence, rendent difficile toute forme de contemplation. D’après vous, quelle serait la visite de musée idéale ?
Tout d’abord, je pense que la visite idéale est courte, ce qui, bien sûr, fait écho à la question de l’entrée gratuite. La visite idéale est celle qui permet aux gens de venir regarder une ou deux choses, de repartir et de revenir, exactement comme si on lisait un poème ou comme si l’on écoutait un morceau de musique. Je pense aussi qu’il faut prévoir un accrochage qui laisse assez d’espace entre les tableaux. Sinon, ce serait comme essayer d’écouter de la musique alors que l’on entend celle qui s’échappe du casque du voisin. Idéalement, en plus de l’espace et de la tranquillité, on devrait pouvoir s’asseoir et disposer d’un éclairage lumineux.
À la National Gallery, le parti pris de nombreuses expositions était de replacer l’art dans son contexte.
C’est là une tradition instaurée à la National Gallery bien avant mon arrivée. En isolant une ou deux œuvres dans une collection, on essaie de les placer dans un contexte qui permet de mieux comprendre comment elles sont liées à la vie de l’époque et à celle d’aujourd’hui. Le plus intéressant dans ces expositions vient du fait qu’elles permettent au visiteur de se concentrer sur un seul tableau et de se poser tout un ensemble de questions à son sujet. Une fois l’exposition terminée, non seulement il reste le catalogue, mais, en plus, le spectateur a noué une nouvelle relation avec l’œuvre.
Pensez-vous que les musées pourraient faire meilleur usage de leurs collections en organisant des expositions d’un autre genre ?
Le plus important dans une exposition est la question que l’on pose. Face à un tableau, la question que nous avons pris l’habitude de poser concerne la place de cette œuvre dans la carrière de l’artiste. Je pense que cela vient en partie du fait que nous avons tous une formation en histoire de l’art et que nous pensons en termes d’attribution, de chronologie et de carrière. Si l’on réfléchit à l’évolution du Titien ou de Rembrandt, nous voyons immédiatement qu’organiser une exposition de ce genre représente un intérêt immense et nécessite de grandes œuvres empruntées aux quatre coins du monde. Mais il existe tellement d’autres manières d’interroger l’objet, qui ne nécessitent pas l’emprunt et le transfert de quantité d’autres grands tableaux. Par exemple, les expositions organisées ici par Ernst Gombrich sur les ombres dans la peinture, et celles de Jonathan Miller consacrées aux reflets, étaient liées par des questions complémentaires. Le spectateur était invité à l’exploration par un biais simple. De telles expositions sont très fédératrices car les gens comprennent souvent qu’on peut partir à la recherche de choses précises.
Au cours du documentaire de la BBC, Seeing Salvation, vous avez condamné le fait que Le Jugement dernier de Roger van der Weyden ait été “chassé de l’Hôtel-Dieu à Beaune pour être exposé dans une salle d’exposition illuminée où nous sommes invités à le voir comme une œuvre d’art”.
C’est un cas particulier. Ce tableau a été peint pour être vu dans une salle d’hôpital où les gens mouraient – et qui existe toujours, même si les patients l’ont désertée. Si le tableau avait été laissé in situ, son propos premier serait resté parfaitement clair pour le visiteur. Or, cette disjonction ne permet presque plus de faire le lien entre le tableau et l’intention de l’artiste. De ce fait, sa force est matériellement amoindrie, mais cela rentre dans un débat plus large. La notion de musée, telle qu’elle a évolué en France, surtout après la Révolution, puis dans plusieurs pays d’Europe continentale, se résumait à un souhait délibéré de saisir les tableaux religieux qui avaient appartenu à une église démantelée par les révolutionnaires, et de les intégrer dans une narration purement humaine. Le musée partait du principe que l’intérêt essentiel d’un tableau était son sujet, la création artistique individuelle et son évolution. Les collections du British Museum, nées dans un climat intellectuel complètement différent, peuvent plus facilement poser d’autres questions. Le contexte du musée permet d’appréhender l’œuvre d’art comme un objet séculier, artistique, ou encore religieux. Je ne vois pas pourquoi le musée devrait se dispenser de ces possibilités. En effet, je pense qu’il n’y a pas d’opposition. Prenons l’exemple du premier tableau qui ait fait son entrée à la National Gallery, La Résurrection de Lazare de Sebastiano del Piombo, dessiné par Michel-Ange et peint à l’occasion d’un concours auquel participaient également Michel-Ange et Raphaël. Ce tableau a toujours eu pour vocation d’être une œuvre d’art, d’être vu avec d’autres œuvres d’art, mais aussi de susciter une exploration religieuse indépendante. Il ne serait pas plus étrange de le mettre sur un autel et de le voir aussi comme une œuvre d’art, que ça ne l’est de l’exposer dans un musée et de le considérer également comme un tableau à fonction religieuse. Comme dans n’importe quelle collection publique, nous savons pertinemment que certaines personnes viennent prier devant nos tableaux.
Pensez-vous que cela fasse écho au désir que l’art puisse jouer dans la société un rôle plus important ?
Il est évident que l’une des fonctions de l’art est très proche de celles de la philosophie ou de la religion, à savoir déplacer les expériences perturbantes vers un contexte plus large, prendre de la distance, introduire une sorte de perspective dans tous les sens du terme. Au cours du XXe siècle, et surtout après 1945, la grande question a été celle de la souffrance humaine, qu’il s’agisse de la souffrance infligée dans le contexte du IIIe Reich, de la Russie soviétique, des famines ou du sida... Le problème de la douleur et de la cruauté humaines doit provoquer des réactions et l’art contemporain ne traite que de cela. La création contemporaine me semble très proche des ambitions que les artistes chrétiens se sont fixées durant des siècles. “La peinture comme crime” récemment présentée au Louvre et organisée par Régis Michel était une exposition remarquable, avec des tableaux, des dessins et des vidéos qui posaient la question de la douleur et des attaques portées au corps humain. Elle montrait clairement que le phénomène de la souffrance individuelle, sciemment infligée ou autorisée, préoccupe les artistes occidentaux depuis les années 1800, mais j’irai même jusqu’à dire : depuis le début de la peinture chrétienne.
Vous êtes intellectuellement imprégné de la tradition chrétienne. Que vouliez-vous montrer avec l’exposition “Seeing Salvation” (Voir le salut) à la National Gallery (lire le JdA n° 102, 31 mars 2000) ?
Je voulais démontrer que c’est un sujet universel qui dépasse le contexte particulier de la foi. Parce que nous vivons dans une société post-chrétienne et parce que peu de gens, aujourd’hui, suivent la théologie chrétienne traditionnelle dans sa totalité, il existe un danger réel que l’art qui en dépend ne soit perçu comme l’illustration d’une foi qui n’a plus cours. Mais cette foi est au cœur de la tradition européenne. Le propos de l’exposition était de démontrer que cet art concerne les gens qui n’ont aucun engagement chrétien particulier, puisque les éléments essentiels traitent du rôle joué par la souffrance et des rôles joués par l’amour, la peine et l’espoir. On pouvait y lire les tableaux comme des rapports d’enquête sur ces idées, sans avoir besoin de bases théologiques.
En 2000, cette exposition a battu les records de fréquentation en Grande-Bretagne, en attirant quelque 355 000 visiteurs.
C’est exact. Nous avons, en effet, accueilli plus que jamais auparavant des visiteurs venus au musée pour la première fois, dont davantage d’individus de classes sociales moins aisées et de minorités ethniques. Le sujet a attiré toute une catégorie de personnes qui n’auraient jamais eu l’idée, en d’autres circonstances, de venir au musée et qui, je pense, ont découvert dans ces tableaux non seulement des œuvres d’art de très haut niveau, mais aussi des œuvres qui leur parlaient directement et avec beaucoup de force.
Une telle approche émotionnelle de l’art n’a pas les faveurs des historiens de l’art, et ce, semble-t-il, depuis que la profession existe.
Peut-être cela vient-il du fait que je suis devenu historien de l’art assez tard. Je trouve intéressant que le succès de “Seeing Salvation” ait eu lieu au même moment que l’énorme succès de l’exposition “Ruskin” à la Tate Britain. Ruskin est à l’art d’autrefois ce que nous voudrions tous être à l’art d’aujourd’hui. Nous voulons tous comprendre ce que dit l’art à propos des sujets brûlants d’aujourd’hui et s’il est sincère. Ce sont les questions que Ruskin aurait posées. Anita Bruckner, dont j’ai suivi les cours à l’Institut Courtauld, m’a fait changer d’avis sur tout cela. Elle nous a toujours expliqué clairement que si nous posions les questions que posent les historiens de l’art, c’était parce que nous acceptions le fait que l’objet présente quelque chose de fondamental et qu’il peut nous émouvoir.
Vous proposiez un projet vraiment révolutionnaire avec “Seeing Salvation”. A-t-il été difficile de convaincre les gens de monter l’exposition ? Avez-vous rencontré une opposition ?
Dès le départ, les gens de la BBC ont été très enthousiastes à l’idée de faire des émissions et nous n’avons rencontré aucune difficulté pour les prêts de ces œuvres de prime importance. En revanche, nous n’avons pas pu trouver de sponsors commerciaux, mais cela n’a rien d’étonnant ; des mécènes les ont remplacés. On a dit que le gouvernement s’y était opposé. C’est complètement faux. Notre ministère de la Culture ne prend jamais part à nos expositions et il ne l’a pas fait pour celle-ci non plus.
D’après vous, pourquoi la plupart des œuvres d’art religieuses contemporaines sont-elles de si mauvaise qualité ?
Avant le XXe siècle, l’artiste savait qu’il travaillait dans un langage qui était approuvé par la majorité de la communauté. Cela a duré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale environ. Depuis, tous ceux qui produisent des œuvres pour l’Église exécutent, en connaissance de cause, une œuvre d’art pour une minorité. Ils savent que toutes les églises institutionnelles sont, dans une certaine mesure, au bord du domaine public. Il est plus difficile de produire une œuvre dotée d’une grande force pour un lieu destiné à une minorité, que pour un grand musée public où vous savez qu’elle sera immédiatement vue par des centaines de milliers de gens et qu’elle sera étudiée. Nous avons ici un indicateur qui nous permet de comprendre à quel point nous sommes devenus une société post-chrétienne. De même, il est extrêmement difficile aujourd’hui de produire une grande œuvre d’art sur la mythologie classique, non pas parce que les mythes ont moins de force ou sont moins éclairants, mais parce qu’ils sont un langage trop ancien, inconnu de la plupart d’entre nous. Pour obtenir de grandes œuvres d’art, il faut beaucoup d’œuvres de qualité moyenne.
En effet, la construction et la reconstruction d’un grand nombre d’églises, dans l’Allemagne d’après-guerre, ont donné naissance à des œuvres d’art remarquables – de très belles constructions de métal et de verre.
C’est exact. Non seulement les constructions et reconstructions allaient bon train à l’époque, mais on notait aussi un engagement exalté dont le moteur était la
culpabilité et la rédemption. Cela a absorbé l’ensemble de la société allemande. Dans l’Allemagne des années 1950 et 1960, la question centrale pour la nation était l’art chrétien.
Vous avez fait entrer l’art contemporain à la National Gallery à plusieurs occasions, et particulièrement avec l’exposition “Encounters” en 2000, en essayant de dépasser les cloisonnements traditionnels, entre les écoles nationales par exemple (lire le JdA n° 108, 30 juin 2000).
C’était une vieille tradition. Mes prédécesseurs, Michael Levey, et bien sûr Kenneth Clarke, ont fait entrer l’art moderne à la National Gallery. Le plus satisfaisant avec “Encounters”, c’est que l’exposition a pu démontrer que les œuvres d’art parlent toujours avec beaucoup de force des universaux et que toute tradition artistique, toute création artistique contemporaine, n’est possible que parce que des œuvres d’art existent déjà. Je pense, par exemple, à Lucian Freud qui a revisité le Chardin de la petite fille qui apprend à lire à un garçon. Sa façon de lire et de relire l’œuvre, de la retravailler, montre comment il est parvenu à mieux connaître ces personnages. C’est la même chose avec le pendant vidéo que Bill Viola a réalisé pour l’œuvre de Bosch. C’était une vidéo de quinze minutes pendant laquelle tous les visiteurs restaient assis, sans bouger. Nous travaillons étroitement avec les écoles d’art de Londres et nous donnons de nombreux cours de dessin au musée, aussi bien aux écoles qu’aux facultés. Leon Kossoff, comme beaucoup d’artistes, vient parfois travailler au musée le soir.
Récemment, avez-vous été marqué par des expositions qui s’adressent au visiteur par une approche résolument nouvelle ?
À la Cité de la musique, à Paris, j’ai découvert une exposition extraordinairement intéressante, “Figures de la passion”, où les tableaux étaient accompagnés d’un guide sonore de musique contemporaine de l’œuvre et traitant du même sujet (lire le JdA n° 136, 9 novembre 2001). Ainsi, en contemplant Bacchus, vous pouviez entendre en même temps une pièce musicale bachique. Ce type d’exposition encourage les gens à passer plus de temps devant les œuvres d’art, mais elle leur permet aussi de les comprendre beaucoup plus facilement, d’oublier les conventions.
Quelles sont les autres formes d’art qui vous touchent le plus ?
En fin de compte, c’est la littérature. Je pense que l’une des choses essentielles, lorsqu’on est porté par une œuvre d’art, c’est de pouvoir s’en souvenir ; or, je ne me souviens pas d’une musique si je ne l’écoute pas. Donc, je ne peux pas me servir de la musique si je ne suis plus dedans. Tandis que je me souviens plutôt bien de la peinture et de la littérature. Je pense que le souvenir est un aspect essentiel du processus.
Pensez-vous que les conservateurs de musées et les chercheurs ont un rôle de gardiens de notre tradition culturelle et de notre civilisation ?
Oui. Sinon pourquoi ferions-nous ce que nous faisons ? Il est essentiel de comprendre que tout ce que nous traversons, nous et notre société, a déjà été traversé maintes et maintes fois, et que nous sommes façonnés par la manière dont ces choses ont été appréhendées dans le passé. La collection de la National Gallery permet de concevoir ce qu’être européen signifie, ce que pratiquement aucune autre institution n’est capable de faire, parce que nous pouvons faire le tour du continent et voir comment différentes cultures au sein de la tradition européenne ont appréhendé des questions du même ordre, mais aussi à quel point elles peuvent être semblables et différentes. C’est par cette compréhension de nos origines que nous pouvons donner du sens à ce que nous sommes et avoir confiance pour aller de l’avant. Le plus important avec les traditions, c’est qu’elles vous laissent innover. Le grand danger vient du fait que l’Europe d’avant le XXe siècle sera bientôt hors de vue, pour deux raisons : tout d’abord, on estime que le moderne, le maintenant, est plus important ; par ailleurs, nous vivons dans un monde qui va bien au-delà de l’Europe et où la plupart de nos semblables ne sont pas d’origine ethnique européenne, et on peut donc penser que se concentrer sur la tradition européenne revient en quelque sorte à exclure, et que seul le contemporain peut englober tout le monde. La vraie mission, la mission centrale, de tous ceux qui travaillent aujourd’hui dans un musée, est de dire clairement que la tradition européenne peut, bien évidemment, être transmise à n’importe qui, utilisée par n’importe qui. Et nous ne pourrons donner du sens à l’Europe contemporaine et à nous-mêmes que si nous comprenons et entretenons les réalisations du passé. Cela doit être la préoccupation première de tout grand musée d’Europe.
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Neil McGregor : "La tradition européenne peut être transmise à n’importe qui"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°145 du 22 mars 2002, avec le titre suivant : Neil McGregor : "La tradition européenne peut être transmise à n’importe qui"