Directrice et conservatrice en chef du Musée des beaux-arts de Montréal, Nathalie Bondil voit son contrat renouvelé pour cinq ans.
Ancienne élève de L’Institut national du Patrimoine puis conservatrice au Musée national des monuments français, Nathalie a rejoint le Musée des beaux-arts de Montréal en 1999. Son mandat à la direction du musée vient d’être renouvelé pour cinq ans.
Jean-Christophe Castelain : En quoi le paysage muséal canadien se distingue-t-il du paysage français ?
Nathalie Bondil : Il s’en distingue d’abord par le nombre. Au Canada, il y a peu de musées consacrés aux beaux-arts dont seulement quelques uns comparables à celui de Montréal. Il faut aussi souligner la différence dans le monde anglo-saxon entre les Galleries et les Museums : Les Galleries sont plutôt des pinacothèques avec des collections beaux-arts, alors que les Museums concernent les cultures anciennes et les arts décoratifs. On y trouve également tous les types de statuts, même si les musées privés y sont plus présents. Il faut d’ailleurs utiliser le mot « privé » avec précaution quand on s’adresse au public français car ce mot a ici une connotation très différente. Du point de vue des musées français, libéralisme et culture ne font pas toujours bon ménage. Alors qu’en Amérique la distinction se fait davantage entre le commercial et le non commercial soit les for profit et les non profit organizations.
J.-C. C. : Le Musée des beaux-arts de Montréal [MBAM] est cependant très spécifique ?
N. B. : Ce musée s’est constitué au départ comme une association, suivant le profil plutôt classique d’une Gallery. Mais il a opéré un tournant très important à partir de 1916 avec la création d’une Museum section ayant pour mission de regrouper des objets archéologiques et décoratifs. Il est ainsi devenu un musée encyclopédique, un terme peut-être prétentieux, car il s’est développé sans mandat prédéfini, entretenant une relation organique avec la société qui l’a construit. À la fois Gallery et Museum, il est unique au Canada. Par ailleurs, c’est un musée privé subventionné par la Province du Québec, « une société à but non lucratif de type mixte » rattachée par une loi provinciale particulière. Il est dirigé par un conseil d’administration de 21 membres, le board (conseil d’administration), où neuf membres sont nommés par la Province intuitu personae, donc sans pouvoir régalien. Nous avons ainsi la chance de bénéficier d’un double système de gestion culturelle : le support de l’État comme en France, et en même temps une implication citoyenne dans la gouvernance typiquement anglo-saxonne. C’est un système hybride que je trouve personnellement extraordinaire, et je mesure mes mots. Cela fait douze ans que je suis au musée, je le pratique mois après mois.
J.-C. C. : Comment s’explique cette singularité du MBAM ?
N. B. : Par l’histoire. Il y a 150 ans, Montréal était une ville très développée, même par rapport à New York. Le projet d’un musée est né dès 1860 sur l’initiative d’une élite de philanthropes anglophones. Beaucoup plus tard, en 1972, devenu trop grand et déficitaire, il a réclamé l’aide de la Province qui a accepté de le subventionner à condition de le franciser. C’était l’époque de la revendication identitaire de la majorité francophone du Québec avec ce que l’on appelle la « Révolution tranquille » soutenue par la « revanche des berceaux ». Or le MBAM était perçu comme un bastion de l’élite anglophone. Il faut ajouter que le Premier ministre de la province du Québec, Jean Lesage, avait créé dès 1961, soit deux ans après Malraux, un ministère de la Culture pour défendre le fait linguistique, calqué sur l’exemple français : cette administration est toujours unique en Amérique du Nord !
J.-C. C. : Le Musée est-il aidé par la Ville ?
N. B. : Étonnamment pour un Français, alors que le Musée porte fièrement le nom de la ville de Montréal (je ne cesse de le rappeler aux élus), il est en fait très peu financé par la municipalité. Son aide équivaut à la moitié de ce que nous lui versons en taxes. En revanche, la subvention de la Province qui est reconduite chaque année, représente environ 50 % de notre budget.
J.-C. C. : Vos ressources sont-elles affectées par la crise financière ?
N. B. : Non, l’économie canadienne se porte bien et contrairement à beaucoup de musées américains, les revenus de nos fonds capitalisés, que nous continuons d’enrichir avec nos campagnes de levées de fonds, représentent moins de 5 % de notre budget pour les opérations. Notez que nos acquisitions sont financées à part, à 100 % sur nos fonds propres. La crise de 2009, n’a pas eu d’impact sur nous alors que mes collègues américains, beaucoup plus dépendants de leurs fonds de dotation, l’ont subie de plein fouet...
J.-C. C. : Le bénévolat est aussi une ressource importante pour le Musée ?
N. B. : Oui, il y a 450 bénévoles au musée pour 200 salariés, ce qui est ici un indicateur d’excellente santé en analyse économétrique. J’ai estimé que leur contribution en temps, en expertise et en don représentait 10 à 15 % de notre budget. C’est un phénomène que l’on a du mal à saisir en France. Ici l’emploi du bénévolat est considéré sans condescendance ni menace. Il remonte à l’époque des pionniers, très liés à la culture protestante : il faut redistribuer la fortune que l’on a pu acquérir de son vivant. Ayant été formée en France, je dirais de manière très caricaturale que c’est l’État pour tous et chacun pour soi... ce qui devient un problème quand le soutien de l’État fait défaut ; aux États-Unis, c’est l’État pour personne et chacun pour tous, même si le système de défiscalisation induit finalement un soutien efficace à la culture. En France, le système de l’État providence implique une forte verticalité décisionnelle, alors que ces mouvements dits bottom up (du bas vers le haut) favorisent un aplanissement de la pyramide hiérarchique, en introduisant les contre-pouvoirs efficaces que sont ces community persons. Cette mentalité américaine fait que la participation citoyenne et la philanthropie sont des valeurs de base inculquées depuis l’école, et tout le long de sa carrière professionnelle. Chacun épouse une cause qui l’intéresse : la religion, le sport, la santé, l’éducation ou la culture. Au Canada, on dénombre plus de 9 millions de personnes engagées dans des causes bénévoles pour une population totale de 34 millions ! Le cas du Québec est toujours singulier puisque la population, majoritairement francophone et d’origine catholique, est venue au bénévolat plus tardivement.
J.-C. C. : Comment est organisé le bénévolat au Musée ?
N. B. : Les bénévoles de « terrain » sont regroupés dans deux importantes associations, soit 150 pour les visites guidées et 250 pour la levée de fonds. Très structurées, elles sont présentes au conseil d’administration. Autonomes, il faut parfois savoir les convaincre... comme pour guider Picasso érotique! Nous travaillons ensemble avec un grand respect réciproque. Collaborer avec un bénévole et avec un employé est bien différent car la seule gratification du premier vient de sa reconnaissance.
J.-C. C. : Et puis il y a les « bénévoles en chef » comme les appelle Brian Levitt, le président du conseil d’administration ?
N. B. : Ce sont justement les membres du conseil d’administration, des comités et de la fondation. Le conseil d’administration est l’instance suprême. Si la direction possède l’exécutif, le conseil, loin d’être seulement consultatif, détient le pouvoir in fine. Mais contrairement à une entreprise privée ses membres ne sont pas actionnaires du musée. Ils ne sont pas non plus liés à un agenda politique ou à des intérêts professionnels, en général ils ont déjà réussi leur carrière. Ils constituent un trait d’union avec la société civile. Ce sont des trustees, littéralement des personnes de confiance. Cette réalité d’une démocratie participative oblige à penser la dimension collective de nos projets, outre bien entendu leur pertinence académique.
Les raisons pour lesquelles en France on fait confiance à l’État, garant de l’intégrité scientifique et d’un service public, sont les mêmes raisons pour lesquelles aux États-Unis on s’en méfierait pour éviter des dérives budgétaires, bureaucratiques ou clientélistes. Évidemment, rien n’est idéal et l’opacité peut régner dans les deux cas de figure, quand un board, par exemple, est dominé par une famille.
En tant que française d’origine, je reste très attachée au soutien de l’État mais j’apprécie le système hybride du MBAM, entre respect d’une mission publique et responsabilité d’une gestion privée.
J.-C. C. : L’accès aux collections permanentes étant gratuit, le succès des expositions pèse donc sur vos ressources ?
N. B. : Si elle remonte déjà à 1995, j’ai aussi voulu donner la gratuité d’accès à notre programmation en art contemporain, comme « Big Bang » dernièrement. Ne pouvant pas compter sur des déferlantes de touristes comme dans les grands musées franciliens, nous devons satisfaire avec nos grandes expositions un public aux trois quarts originaire de la grande région métropolitaine. C’est pourquoi, je cherche toujours à porter, au-delà de l’histoire de l’art, des valeurs fédératrices au travers desquelles chacun peut se reconnaître : j’y suis très sensible. Les expositions apportent jusqu’à un tiers de nos recettes.
Ainsi, le Musée doit faire ce que j’appelle le « grand écart », soit obtenir la reconnaissance internationale pour la nouveauté des contenus des expositions tout en restant pertinent sur le plan local. Pour l’exposition « Otto Dix », j’avais formalisé la narration autour d’un portrait de notre collection acheté au terme d’une bataille collective exemplaire. Pour l’exposition « Tiffany », je voulais insister sur un exceptionnel patrimoine montréalais redécouvert. Actuellement en tournée, je voulais monter « Jean Paul Gaultier » car sa mode dresse le portrait d’une société multiculturelle, proche des valeurs humanistes de notre cité cosmopolite. Et cela marche. Le nombre d’Amis du musée est passé de 38 000 l’an dernier à 61 500 membres cette année.
Le Musée se positionne plutôt comme un concepteur et producteur d’expositions. Pour assumer l’ambition de nos projets – parfois très couteux comme Gaultier qui représente une grande innovation technologique –, nous devons les placer ou fonctionner en partenariat. Comme nous n’avons pas de collections à louer, nous vendons nos idées ! Nous fabriquons des concepts pour des expositions itinérantes. Heureusement, notamment aux États-Unis, le marché des expositions a explosé : il y a plus de demande que d’offres.
J.-C. C. : Soumettez-vous vos projets d’exposition au board ?
N. B. : Non, le conseil n’a aucune ingérence dans la programmation. Je la leur présente une fois par an pour information. J’ai une relation de confiance avec ses membres, qui se nourrit aussi, je ne suis pas naïve, du succès de mes choix.
J.-C. C. : Quel bilan tirez-vous de votre action à la direction du musée ?
N. B. : Ce n’est pas à moi de faire mon bilan mais il y a plusieurs réalisations qui me réjouissent... ou me soulagent ! Il y a d’abord la reconfiguration totale des collections. L’ouverture du Pavillon Claire et Marc Bourgie en octobre 2011 nous a permis de redéployer en grand la collection d’art québécois et canadien. C’était un devoir de le faire car c’est une mission prioritaire. Le projet d’acquisition de l’église patrimoniale voisine remonte à 1987 avec Bernard Lamarre, le précédent président du board. C’est un visionnaire et une légende du Québec. Grâce au mécénat éclairé de Pierre Bourgie, nous avons ouvert le Musée à la musique avec notre nouvelle salle de concert installée dans la nef. Comme je ne voulais pas que l’art canadien soit le seul bénéficiaire de cette expansion, ce sont donc toutes les collections qui ont été réinstallées, soit bientôt quelques 3400 œuvres en plus des 600 en art canadien : c’est un appel d’air considérable auprès de nos visiteurs qui redécouvrent aujourd’hui leur patrimoine. Cette reconfiguration intégrale s’accompagne d’un travail d’édition, de recherche et de restauration sans équivalent dans l’histoire de l’institution... Et sans jamais cesser de monter ou d’exporter des expositions, un défi ! Monter des expositions c’est formidable, mais ce qui a été accompli sur l’ensemble des collections change aujourd’hui le profil du musée.
Nous essayons aussi de combler les lacunes. En Europe, le patrimoine est d’une richesse stupéfiante ; ici, par comparaison, les collections sont évidemment plus restreintes car constituées plus récemment. Les enrichir aujourd’hui d’un Véronèse, d’un Lorrain ou d’un Chassériau, c’est à chaque fois une victoire, un événement. Les collections permanentes sont le cœur du réacteur. Ce travail de valorisation donne confiance aux donateurs. Car donner, malgré les avantages fiscaux et la reconnaissance, reste un geste d’exception. Les grands philanthropes veulent changer la société. Ici, je vis dans un univers où tout est possible. Quand j’ai passé mon examen de citoyenneté canadienne, on m’a dit: « Bienvenue dans un pays, non pas de garanties, mais d’opportunités ».
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Nathalie Bondil : « Les collections permanentes sont le cœur du réacteur »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°362 du 3 février 2012, avec le titre suivant : Nathalie Bondil : « Les collections permanentes sont le cœur du réacteur »