Socio-anthropologue et professeure à l’université de Paris-X-Nanterre, auteure d’ouvrages de référence sur les évolutions de la famille, directrice de 1986 à 1996 du Centre d’ethnologie française/CNRS, associé au Musée national des arts et traditions populaires, Martine Segalen, qui a rejoint l’institution dès 1967, vient de publier un ouvrage sur l’histoire du musée (1). Elle commente l’actualité.
Conçu à la fin des années 1930 par Georges-Henri Rivière, le Musée national des arts et traditions populaires (ATP) s’apprête à fermer ses portes, avec une dernière exposition (2). Dans votre ouvrage, vous racontez la vie de ce musée, mais aussi son déclin. Quelles en seraient les principales causes ?
Ces causes sont multiples et complexes. Tout d’abord, le fait qu’un musée national d’ethnologie n’incarne pas en France l’identité nationale a été fondamental. L’identité française s’incarne dans ses aspects universalistes, c’est-à-dire les cultures et civilisations représentées au Musée du Louvre. La deuxième raison capitale est à chercher dans l’émergence de l’ethnologie scientifique française. Le Musée des ATP a donné son statut de science à l’ethnologie de la France en la faisant sortir de la poussière du folklore ; Georges-Henri Rivière était très fier de son musée scientifique, mais paradoxalement, au moment où le musée (avec le laboratoire CNRS qui lui était associé) a ouvert ses portes, avec tant de difficultés déjà, l’unité de recherche et le musée commençaient à se détacher l’un de l’autre. Un divorce de plus en plus prononcé à partir des années 1970… Lorsque G.-H. Rivière a construit ce musée, la recherche s’exprimait dans la collecte d’objets, ce qui fonctionnait très bien avec la conservation. Mais ensuite, le laboratoire s’est tourné vers des questions qui s’y prêtaient moins, comme l’identité ou la parenté, remettant en cause la doctrine de l’objet témoin.
Vous attaquez ouvertement les « errements politiques » du ministère de la Culture et de la direction des Musées de France (DMF), et déplorez que ces institutions n’aient jamais voulu accorder au musée le statut d’établissement public. Quels sont les avantages de ce statut qui est aujourd’hui celui du Louvre, d’Orsay et de Guimet ?
Même si cela entraîne de nouvelles contraintes, le statut d’établissement public est très positif. Qui plus est, les musées se retrouvent dans une logique de rentabilité à laquelle on ne peut échapper aujourd’hui. Pour les ATP, le manque d’autonomie a été très préjudiciable car nous étions dans l’escarcelle de la DMF, qui n’a jamais compris notre spécificité. On nous parlait toujours de cimaises, mais nous avions des objets à présenter, pas des tableaux ! Dès qu’on voulait faire une exposition temporaire, une acquisition ou une petite campagne de communication, cela devait passer par les arcanes de la Réunion des musées nationaux. Toutes les installations audiovisuelles sont tombées en panne les unes après les autres, et il était quasiment impossible d’obtenir des crédits… Dès que l’État français ouvre une nouvelle machine culturelle, il donne de l’argent au départ, et ensuite, plus rien !
Alors que le Louvre va ouvrir une antenne à Lens (Pas-de-Calais), le Musée des ATP va être transformé en Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) et s’installer à Marseille. Qu’en pensez-vous de cette vague de décentralisations ?
Pour moi, le Musée des ATP ne va pas renaître à Marseille. Ses collections, enrichies par les collections européennes du Musée de l’Homme et les nouvelles collectes relatives à l’Europe et à la Méditerranée, vont être délocalisées et incluses dans un nouveau projet. Je trouve cela bizarre de proclamer sa fidélité à G.-H. Rivière tout en fermant le musée pour en faire quelque chose de très différent. Le musée Rivière aura vécu de la fin des années 1930 aux années 1990 ; finalement, c’est une époque assez longue, sachant que les musées d’ethnologie doivent se remettre en cause très régulièrement. Ce qui n’est pas le cas des musées d’art.
Un nouveau type de musée se profile, avec le Mucem, mais aussi les Confluences à Lyon, la Cité de l’immigration et le Musée du quai Branly à Paris. Que pensez-vous de ces lieux pluridisciplinaires ?
Les choses vont très vite. Le Musée des ATP est passé du statut d’un musée d’ethnologie à celui d’un musée d’histoire d’une société révolue. Les écomusées ont ensuite pris le relais, tandis que le Musée de l’Homme ne bougeait pas. Aujourd’hui, les écomusées sont en crise et à la recherche d’un nouveau souffle. Le Musée de l’Homme est vidé de sa substance ethnographique. Le Musée du quai Branly insistera, on le sait, sur l’aspect esthétisant des objets, même si l’établissement s’associe actuellement à une structure de recherche mise en place à un niveau international par le CNRS. Peut-être le Musée du quai Branly parviendra-t-il ainsi à remplir les missions d’un musée d’ethnologie, c’est-à-dire faire comprendre les problèmes de la société contemporaine. Quant au projet de la Cité de l’immigration, j’ai le sentiment qu’à l’heure actuelle nous en sommes un peu au même point qu’en 1937 pour les ATP. Il s’agissait alors de réparer une grande injustice et de reconnaître l’existence de cultures populaires en dehors de la grande civilisation et des peintures universelles. Nous sommes aussi dans ce constat (tellement moderne) de repentance à l’égard des anciens colonisés. Le Musée dauphinois à Grenoble a été l’un des premiers à aborder ces questions, en relatant à travers ses expositions l’histoire des groupes immigrés qui avaient fait l’histoire du Dauphiné, comme les Grecs, les Arméniens, les Maghrébins… Je connais peu le projet du Musée des Confluences, mais je sais qu’il est conçu par quelqu’un [Michel Côté] qui a été le fondateur d’une institution remarquable : le Musée de la civilisation à Québec. Les Québécois ont eu l’intelligence de ne pas s’enfermer dans leur identité ! Je pense que Michel Côté va procéder de la même manière à Lyon.
De grands musées européens vont bientôt voir le jour : le Mucem, le Musée de l’Europe à Bruxelles et le Mek (Museum Europaïschen Kulturen) à Berlin. Une Europe des musées est-elle en train de se dessiner ?
Passer à la dimension européenne me semble indispensable et, en tant qu’anthropologue, je peux dire que nous réfléchissons beaucoup à ce qu’est cette identité européenne. Certains disent que nous partageons de grandes valeurs liées à la société des Lumières, le développement économique, l’importance accordée à l’individu, aux valeurs judéo-chrétiennes laïcisées… Va-t-on aller vers une homogénéisation de la culture (qui d’ailleurs passerait par une forte américanisation) ou va-t-on assister à des surgissements identitaires qui vont se cristalliser d’une manière ou d’une autre ? Nous avons besoin de musées pour aider à trouver cette identité européenne, mais on ne sait pas très bien quoi mettre dedans… L’Europe des musées devrait se faire, mais quelle Europe ? Le Mucem doit en outre jongler avec son orientation vers la Méditerranée. Les collections du musée de Berlin ont été transportées dans plusieurs lieux, mais on ne sait pas bien comment. Et le musée de Bruxelles est un établissement institutionnel avec un statut particulier. L’Europe est aussi découpée en aires culturelles. L’une d’entre elles serait, par exemple, celle des cultures alpines, c’est-à-dire du côté de la Suisse (même si elle n’est pas dans l’Union), de l’Italie, de l’Allemagne et de la France. On trouve dans cette zone des traits culturels communs qui constitueraient une identité, mais ce genre de musées penserait l’Europe comme une Europe des grandes régions…
Des expositions ont-elles retenu votre attention récemment ?
J’ai vu l’exposition du Grand Palais sur le Brésil. En tant qu’ethnologue, je suis restée sur ma faim car les films diffusés ne sont accompagnés d’aucun cartel. On ne sait pas qui a fait le film, quand, comment… Ce serait honnête aussi de raconter comment les parures de plumes ont été réalisées. J’ai beaucoup apprécié l’exposition ethnographique sur les « Inuits » au Musée de l’Homme qui évoque l’évolution de leur société mais aussi les grandes expéditions européennes qui ont permis de connaître ces cultures (et de les ouvrir au monde pour le meilleur ou pour le pire). Et je veux absolument aller voir l’exposition sur « L’enfant et l’hôpital » au Musée de l’Assistance publique, leur travail est toujours très intéressant.
(1) Martine Segalen, Histoire d’un musée, éd. Stock, 2005, 352 p., 22 euros, ISBN 54-5763-5. À lire aussi : D.-M. Boëll, Trésors du quotidien, éd. RMN, 152 p., 25 euros.
(2) « Lumières sur les ATP », jusqu’au 5 sept., Musée des ATP, 6, av. Mahatma-Gandhi, 75116 Paris, tél. 01 44 17 62 58.
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Martine Segalen, ancienne directrice du Centre d’ethnologie rattaché au Musée national des ATP, à Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°217 du 10 juin 2005, avec le titre suivant : Martine Segalen, ancienne directrice du Centre d’ethnologie rattaché au Musée national des ATP, à Paris