Fondatrice de la compagnie Deschamps en 1980 et, plus tard, des célèbres Deschiens, Macha Makeieff défend la démocratisation de toutes les pratiques artistiques et le mélange des genres.
À l’affiche ce mois-ci à Paris avec La Méchante Vie et à Lyon avec La Veuve joyeuse, la créatrice, avec Jérôme Deschamps, des Deschiens officie au théâtre de Nîmes. Auteur, metteur en scène, décoratrice, costumière… Macha Makeieff nous confie son amour des objets et ses goûts en matière d’arts plastiques.
Votre bureau, situé dans l’antre des Deschiens près de la Nation, est une véritable caverne d’Ali Baba. Un temple de l’objet qui évoque les greniers aux miracles. Collectionnez-vous ces objets ?
Macha Makeieff : Je ne les collectionne pas. Tous les objets entreposés ici doivent servir au spectacle, à l’image, à la rêverie. J’aime le mot « collection » pour les costumes. Je me suis amusée à faire une collection pour un défilé de mode décalé présenté à la fondation Cartier. L’idée d’une collection de choses me pèserait trop. C’est envahissant les objets, il faut qu’ils jouent. Si ce n’est pas au théâtre, c’est au musée ou ailleurs. J’en fais des installations, des histoires immobiles. Théâtre sans acteur.
Ce qu’on appelle généralement « l’accessoire » est, dans notre théâtre, essentiel. Les choses sont des partenaires de jeux, des matériaux aussi importants que le texte. Il y a une écriture des choses, mais leur discours va au-delà du discours verbal. Dans les spectacles que nous écrivons, Jérôme et moi, le geste est important et il y a aussi un « discours plastique ». Choisir une pièce de costume, le dessiner, le fabriquer… est toujours pour moi un détournement, une stylisation. Selon que l’on privilégie un matériau mat ou brillant, vert ou jaune, élimé ou résistant, cette traduction plastique vient prolonger le corps de l’acteur. C’est un indice, un aveu de son identité, de sa façon d’être au monde.
Vous semblez affectionner particulièrement les matières plastiques ?
Elles sont dans chaque spectacle, particulièrement dans Les Étourdis. C’est une matière qui véhicule un magnifique malentendu avec la modernité, une méprise entre confort et bonheur. Le plastique, ce matériau rêvé, élaboré, chimique, peut être, une fois sublimé, pitoyable comme splendide dans la lumière. Enfant, je rêvais devant le formica, et j’imaginais en recouvrir les villes.
Quand vous voyez qu’une collection de poupées Barbie est mise aux enchères comme des objets d’art, qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est un mélange de snobisme et de nostalgie. Mais aussi, une représentation violente de nous-mêmes. J’en ai connu de ces poupées gribouillées, scalpées, transpercées. Avec la beauté des choses défaites.
Et que vous inspire Jeff Koons, qui aime aussi détourner les objets ?
Il est malicieux. Dans cette suavité proposée, il y a une émotion, et quelque chose d’irrésistible avec lequel il joue avec nous, une suavité du scandale. Le scandale, c’est la légitimité de certains artistes. Le scandale maîtrisé par une élite devient un des conformismes d’aujourd’hui.
Vous devez apprécier davantage l’Art brut, les étonnantes réalisations du facteur Cheval ou du Petit Pierre ?
Plutôt Art brut qu’Art naïf. Plutôt Henry J. Darger et Chaissac. Cet enfermement glorieux. Tout ça m’est si proche. Quand nous étions tout petits, mon frère est tombé dans la psychose, comme sous mes yeux. Ces artistes-là, sans issue, je les aime fraternellement.
Vous avez toujours votre appareil photo à portée de main. Que photographiez-vous ?
En photographiant, je continue à ramasser des choses, d’une autre façon. Baisser la tête en marchant et ramasser, comme dans l’enfance, obstinément. Comme si je volais, avec la peur d’être surprise. Puis, stocker. Attendre pour voir. J’aime l’argentique surtout en raison de cette attente et de ce désir de ce qui a peut-être échappé.
Ou bien photographier dans mon atelier l’immobilité des choses et des bêtes. Je ne fais jamais de portraits de personnes. Je vénère Diane Arbus, Cameron, Weegee, Julia Margaret, Paul Strand, leurs portraits.
Vous gérez ici le fond cinématographique de Jacques Tati. Est-ce un artiste dont vous vous sentez proche ?
Je ne l’ai pas aimé d’emblée. Son cinéma me fascinait et m’exaspérait à la fois, parce que je le comprenais mal. Nous l’avons rencontré en 1980 je crois, il est venu à l’un de nos spectacles. J’ai compris son travail de scène, l’exigence du music-hall et j’ai revu son cinéma différemment. J’aime avant tout son approche plastique dans Playtime ou Mon Oncle, sa perception de l’architecture, du design, les terrains de jeux pour adultes qu’il invente. Nous gérons le catalogue de ses films, leur restauration, leur diffusion, c’est l’occasion continue de se trouver nez à nez avec des photogrammes si beaux, si inventés. Quelle inspiration était la sienne ! On a restauré Playtime, la version anglaise de Mon Oncle, bientôt Les Vacances de Monsieur Hulot.
En 2009, il y aura une rétrospective de son œuvre à la Cinémathèque. Avec Domeau et Pérès, nous avons édité les canapés de Mon Oncle, imaginés par Tati et Lagrange, un rocking-chair jaune, le canapé en forme de haricot qui, basculé, ressemble à la chaise longue de Charlotte Perriand. La Manufacture de Sèvres va éditer le vase de Lucotte que l’on voit dans la maison Arpel. On aimerait quelques pièces chez des collectionneurs et dans quelques grands musées…
Pourquoi gérez-vous ce catalogue ?
Outre la complicité artistique, il y a le lien de parenté. Nous avions commencé l’aventure de la restauration de Playtime avec Sophie Tatischeff, la fille de Tati, que tristement la maladie a emportée si vite.
Comment avez-vous été conduite à assurer aussi la direction artistique du théâtre de Nîmes ?
C’est sans doute à cause de Jean Bousquet et de ce qu’il a su faire artistiquement pour cette ville que nous avons aimé Nîmes. Son maire actuel, Jean-Paul Fournier, nous a confié le destin de ce théâtre avec de vrais moyens de création et en association avec notre compagnie. Jérôme à présent s’occupant de l’Opéra-Comique, j’assure la direction artistique de ce théâtre où recevoir d’autres artistes est pour moi une expérience très forte.
Dans cette maison, il est essentiel que tout converge vers le plateau, que les artistes soient « accueillis » ; le plateau y est le « nerf de la guerre ». L’atelier de fabrication des décors est recréé. Je ferais volontiers l’éloge de la beauté et l’excellence des métiers d’art de la scène. René Martin est de l’aventure et propose des musiciens magnifiques.
J’ai imaginé les Soirées bleues chez les bêtes, lectures dans la salle d’entomologie du muséum d’Histoire naturelle de Nîmes, pour un public et toutes sortes d’animaux naturalisés.
Souhaitez-vous développer ce type d’opération dans des musées ?
Faire rire et pleurer dans un musée d’art contemporain, l’idée me plaît bien. Mettre le ver dans le fruit. Avec du physiologique, du viscéral, pas seulement du rétinien. Sans jubilation, sans secousse, il n’y a rien. Il y a une difficulté du public à entrer dans ces lieux parfois, à cause d’une solennité, un inutile esprit de sérieux, quelque chose de janséniste. Souvent dans ces grands espaces vides, on a envie de remettre son manteau, à cause d’une distance, d’une sorte d’ennui culturel qui contrarie l’émotion. L’art est douleur exquise, point de fixation, tranchant toujours.
Le théâtre, par nécessité vitale, est plus ouvert à un large public que les arts plastiques. Faire le plein dans une salle est la moindre des choses. On traque l’ennui, même lorsque l’on monte des œuvres difficiles.
Vous aimez l’écriture, la photographie, la création de costumes, les arts plastiques. Qu’est-ce qui vous a fait opter pour le théâtre ?
Je suis allée du côté du théâtre vers l’âge de quize ans. J’avais vu un livre sur les ballets russes chez un très vieil oncle italien et cela a été une révélation.
Choisir un art, un seul, me paraissait impossible et le théâtre m’est apparu comme le lieu de tous les arts. J’ai beaucoup traîné aux Beaux-Arts de Marseille où j’étais lycéenne. Premiers chocs, émotions au musée Cantini, un des plus beaux en matière d’art moderne. Je découvrais Jackson Pollock, Rothko, Jaspers Jones, César, expansions et compressions. Et je vivais, dans une vraie volupté, cette découverte de la peinture et du théâtre des années 1920, 1930. J’allais au conservatoire, et j’écoutais à l’étage du dessus Pierre Barbizet à son piano. Puis j’ai quitté Marseille, je suis allée à la Sorbonne et à l’Institut d’art sans jamais quitter de vue le théâtre.
J’ai rencontré Jérôme ; nous avions l’un et l’autre le désir d’un théâtre différent, plus sensible qu’intelligible. On l’a fait ensemble. Dans le théâtre, Jérôme et moi sommes à la fois complémentaires et compétiteurs. On joue depuis toujours à se surprendre artistiquement. C’est complexe, drôle parfois, douloureux souvent.
Aucun regret de ne plus monter sur scène aujourd’hui ?
Une vraie souffrance ! Je joue par procuration ! Il n’y a rien de plus brûlant que la relation d’un artiste à un autre. Mais nos acteurs me font rire et m’émeuvent souvent.
Vous qui aimez l’art sous toutes ses formes, avez-vous des œuvres d’art chez vous ?
Des objets étranges, hasardeux, des dessins, des céramiques, Betty Woodman, Sottsass, Bruly Bouabré, des statuettes japonaises très fragiles. Jérôme a parmi ses ancêtres un peintre et architecte de l’École de Rome, disciple d’Ingres, Révoil… On mélange.
Quels sont vos musées préférés ?
J’aime y être physiquement. Y aller comme pour des rendez-vous amoureux. À Paris, je les aime tous, Beaubourg, le musée d’Art moderne, le musée Bourdelle… J’aimais tant le musée de la Porte Dorée et tout son fatras poétique ! Et, partout, tous les musées d’Histoire naturelle, le musée d’Ethnographie de Lausanne, the Frick Collection de New York, la Tretiakov, le Musée archéologique de Naples, les Catacombes de Palerme ! Et surtout les musées minuscules.
Que pensez-vous du musée des Arts décoratifs restauré ?
C’est une réussite. J’aime ce musée différent, éclectique. Du Moyen Âge au Design. Je sais que ça agace ce mélange, moi, ça me charme, me stimule.
Que des lieux comme la verrière du Grand Palais s’ouvre aux arts du cirque ou accueille les machines de Royal de Luxe, cela vous paraît-il un bon moyen de désacraliser un tel lieu, de le rendre familier au public ?
Le public, c’est affaire de désir. Est-ce qu’on désire ce qu’on ignore ? Je me souviens d’un théâtre à Cergy-Pontoise dans une cité où nous jouions Les Frères Zénith. À la fin du spectacle, des adolescents sont venus vers nous. Ils n’avaient jamais mis les pieds dans ce théâtre auparavant. Pourquoi ? Quel frein empêche d’entrer dans un théâtre ou dans un musée ?
Il y a une géographie mentale des êtres avec des zones qui n’existent pas pour eux. Cette fois-là, une affiche du spectacle faite par Arroyo où figurait le comédien François Morel les a assurés qu’il y avait leur place. Un laissez-passer. Ces adolescents avaient vu le comédien à la télévision, cela équivalait pour eux à un droit d’entrée.
Une année, nous avions joué Les Pieds dans l’eau dans la Cour d’honneur du palais des Papes d’Avignon. Comme notre théâtre est comique et populaire, et comme en plus nous faisions Les Deschiens à la télévision, un certain milieu culturel, dogmatique et moisi, en a été ulcéré ! à ses yeux nous accumulions les tares, étions en état de péché. Rire, succès, popularité, télévision : nous n’avions rien à faire là, nous étions des artistes « sales », pas culturels ! Cela m’a confirmée dans la nécessité absolue d’agacer, de déplacer le champ artistique, d’affirmer ce désordre qui est la vie… Depuis, les Deschiens sont en passe de devenir, comme les Shadocks, une série culte.
Parmi les artistes contemporains, qui appréciez-vous ?
Les artistes n’ont pas d’âge. Nous sont contemporains : Dürer, Barcelo, Raysse, Cranach, Mantegna, Degas, Louise Bourgeois, Malévitch, Annette Messager, Basquiat, Bacon, Vieira Da Silva, Dubuffet… Pierrick Sorin et aussi Kübrick, Pialat, Varda et tant d’autres… cet infini-là…, un panthéon de fous, de folles sublimes, un réservoir sacré qui donne du sens à la vie. Et l’architecture… Nouvel, Portzamparc, Wilmotte, Gerry et d’autres m’enchantent. Les artistes comme volupté.
1953 Née à Marseille. 1978 Antoine Vitez lui confie sa première mise en scène au théâtre d'Ivry. 1989 Avec Jérôme Deschamps, et 10 années de complicité, elle publie Deschamps /Deschiens. 1995 Exposition « Vestiaire et Défilé » à la fondation Cartier. 2000 Fondée avec Deschamps, la société « Les films de mon Oncle » travaille pour le rayonnement de l’œuvre de Jacques Tati. 2003 Création des costumes et mise en scène de L’Enlèvement au Sérail de Mozart. 2006 Macha Makeïeff est la directrice artistique du théâtre de Nîmes depuis 2002.
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Macha Makeieff
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°586 du 1 décembre 2006, avec le titre suivant : Macha Makeieff