Comment sont perçus les artistes français aux États-Unis ? Quelles sont les démarches qui suscitent l’intérêt des directeurs de musées ou de centres d’art américains ? Quels sont les créateurs hexagonaux présents sur place et comment est relayée l’information ? Autant de questions que nous avons posées à une dizaine de responsables d’institutions participant à « Côte Ouest, une saison d’art contemporain français » , montée par l’Association française d’action artistique (Afaa)/ministère des Affaires étrangères.
Le principe de l’opération est simple : l’Afaa a proposé à des conservateurs de venir en France visiter des ateliers d’artistes, en leur laissant la liberté d’inviter le ou les créateurs de leur choix. En échange, l’administration a pris en charge une partie du budget des expositions, environ un tiers du 1,1 million de dollars (7 millions de francs) de l’opération. Même si le succès public du programme reste encore à confirmer, ce coup de projecteur sur les artistes français a au moins permis aux professionnels, notamment californiens, de porter un regard neuf sur la création contemporaine dans notre pays, quand elle n’aura pas incité quelques collectionneurs à s’intéresser aux démarches de nos compatriotes. Philippe Vergne, conservateur français dans un musée américain, et Marian Goodman, galeriste à New York et Paris, apportent également leur propre éclairage sur la question de la perception américaine des « artistes français ».
Alors que les “maîtres français” n’en finissent pas de faire les beaux jours des musées américains – Degas, Rodin, Monet sont inlassablement au centre de manifestations, des méga-rétrospectives aux expositions dossiers, actuellement encore à San Francisco ou à Berkeley –, l’art contemporain hexagonal continue de pâtir aux États-Unis de la lutte féroce qui a opposé les écoles de Paris et de New York, dont l’hégémonie à l’époque encore naissante était portée par les grands abstraits américains. “L’école de Paris, après la Seconde Guerre mondiale, n’a pas été accueillie avec un grand enthousiasme aux États-Unis, estime Harry Parker, directeur des Musées des beaux-arts de San Francisco. Il y a eu une période où l’on avait tendance à dire ici que l’art américain était le premier et que l’art français était devenu moins intéressant. Même des gens comme Dubuffet ou Michaux n’ont pas été très appréciés chez nous, sauf exception. Quand nous allions en Europe, dans les années cinquante ou soixante, nous avions tendance à dire que l’art américain était plus énergique, original, innovant, et que l’art français était fatigué. Ces dix dernières années, les Américains ont réalisé que l’art européen était à nouveau en position de leader, peut-être même davantage l’art allemand que français. Aujourd’hui, tout musée américain doit avoir son Kiefer”. La connaissance de l’art contemporain français, en Californie, se réduit souvent à quelques noms, de Boltanski à Buren, de Sophie Calle à Annette Messager. Mais les conservateurs de musées ont rarement invité nos compatriotes. “C’est la première fois que je travaille avec des artistes français, même si j’ai écrit sur certains d’entre eux, comme Boltanski ou Sophie Calle”, souligne par exemple Charles Merewether, conservateur des collections permanentes au Getty Research Institute de Los Angeles, qui accueille Anne et Patrick Poirier. De leur côté, Harry Parker et le commissaire de l’exposition d’Alain Kirili, Stephen Nash, ont travaillé ensemble il y a dix ans au Musée de Dallas, où ils avaient déjà organisé une exposition de l’artiste “Ce qui m’a intéressé dans “Côte Ouest”, c’est que je ne connaissais pas les artistes. Je suis donc partie dans Paris avec un plan à la découverte des créateurs, se souvient Carole-Ann Klonarides, conservatrice au Santa Monica Museum of Art, qui présente Pierre Huyghe et Marie-Ange Guilleminot.
Ces découvertes n’ont pourtant pas été le fruit du hasard. Tous les professionnels invités avait été largement informés par l’Afaa, avec pour consigne de privilégier les jeunes artistes. Les liens tissés par chacun des Américains avec des critiques d’art ou des conservateurs de musées français ont aussi été déterminants. Elizabeth Brown, conservatrice de l’University Art Museum de Santa Barbara, a par exemple effectué des recherches au Centre Georges Pompidou pour sa thèse sur Brancusi et connaît donc parfaitement certains conservateurs de Beaubourg. Quant à Clayton Campbell, co-directeur du 18th Street Art Complex à Santa Monica, il a tout simplement découvert au Japon l’artiste qu’il expose, en l’occurrence Matthieu Manche, par l’intermédiaire d’une attachée culturelle française sur place.
L’énergie des “immigrés”
S’ils ne connaissaient pas toujours très bien les artistes français avant “Côte Ouest”, les conservateurs de musée californiens ont aujourd’hui une image quelque peu idéalisée de la situation dans notre pays, et ce à plusieurs niveaux. “En France, les créateurs ont une impressionnante confiance en eux. Le rôle de l’artiste y est perçu de façon très différente par rapport aux États-Unis, souligne Clayton Campbell, dont la structure a déjà accueilli en résidence Carole Benzaken, Tania Mouraud et Dominique Gonzales-Foerster. L’art contemporain est mieux accepté chez vous, il fait partie du paysage culturel. Ici, il est plus marginal”, poursuit-il, en ignorant les controverses qui secouent sporadiquement des pans entiers de la création hexagonale. “Pour nous, aux États-Unis, il existe encore une certaine hostilité vis-à-vis de l’abstraction, estime Elizabeth Armstrong, conservatrice du Musée d’art contemporain de San Diego, évoquant les Walt Disney Productions de Bertrand Lavier. J’ai le sentiment qu’en Europe, c’est plus ouvert, qu’il y a plus de respect pour les artistes”. À côté de ces questions de réception de la création, un consensus semble se dégager sur une certaine mondialisation de la scène artistique. “Aujourd’hui, nous n’avons plus conscience des écoles, constate Harry Parker. Il existe un phénomène international. Souvent, il s’agit d’un Américain qui vit en Italie, ou d’un Français qui vit à New York. C’est un phénomène parallèle à ce qui se passe dans le domaine de l’économie”. Selon Constance Lewallen, conservatrice en chef du Berkeley Art Museum qui a invité Valéry Grancher, il n’y a plus de différences entre les plasticiens français et américains, mais plutôt une mode internationale, dans la lignée de l’art conceptuel. “Personne ne pense plus en termes d’artistes français ou espagnols”, continue Carole-Ann Klonarides, tout en rappelant la fameuse théorie du “Global/Local” : “Ce qui est excitant avec les artistes de “Côte Ouest”, c’est qu’ils s’inscrivent parfaitement dans les débats qui ont cours ici. Et les gens voient un point de vue très intéressant venant d’un endroit différent”. Les préoccupations des plasticiens français trouvent un écho particulier à Los Angeles, où l’histoire de la performance et des médias est importante et l’industrie du cinéma prépondérante. Ancienne étudiante de l’École nationale supérieure des beaux-arts à Paris, Susan Miller, aujourd’hui directrice du New Langton Art Space, à San Francisco, avait découvert chez nous dans les années quatre-vingt des artistes fascinés par l’histoire de la culture française : “Quand je suis retournée à Paris, il y a un an et demi, j’ai été choquée par le niveau d’indépendance de la communauté artistique et par la direction vers laquelle regardaient les artistes.
Ce que j’ai remarqué, c’est qu’ils ne se tournaient pas seulement vers New York, mais aussi vers la Californie, vers des créateurs comme Chris Burden et toute une génération d’artistes californiens”.
D’autres professionnels restent attachés à une certaine image d’un Paris capitale des arts, fonctionnant comme un grand centre artistique qui attire de nombreux étrangers. Elizabeth Brown fait ainsi directement référence à Brancusi et à “l’énergie dégagée en France par les artistes “immigrés”. Cette énergie que j’ai ressentie à Paris, je peux peut-être l’attribuer à cette présence d’immigrés. On peut aussi la lier à la notion de “culture globale”, même si l’on ne sait pas exactement ce que cela signifie. C’est pourquoi j’ai invité ces artistes “étrangers” vivant en France”, le collectif Glassbox et Malachi Farrell. “De toute façon, je me rends compte maintenant, aux États-Unis, que tout le monde connaît tout le monde”, constate ce dernier, étonné par la rapidité de circulation des informations. Les grands événements restent cependant rois : beaucoup ont découvert Marie-Ange Guilleminot à la Biennale de Venise 1997. Pierre Huyghe suscite aussi l’intérêt parce qu’il est entré à la Marian Goodman Gallery et qu’il a participé au Carnegie International ou à la Biennale de Venise. Quelques articles dans Artforum ont également eu leur importance.
Les stéréotypes tombent
Malgré tout, “la scène française n’est pas très connue et ce programme constitue une belle occasion de la découvrir, estime Charles Merewether. Même s’il s’agit d’une initiative du consulat et du gouvernement français, il me semble que l’événement a gagné en autonomie et devrait bénéficier d’un certain respect en termes de qualité”. Cette opinion est partagée et amplifiée par Elizabeth Brown : “Côte Ouest” a complètement transformé l’idée que les gens se font de l’art français. Des stéréotypes sont tombés. Aujourd’hui, les collectionneurs, artistes, critiques... savent ce qui se passe en France, et ils ont vu des choses qu’ils ne s’attendaient pas à voir”. Clayton Campbell abonde dans ce sens : “Le public américain a été impressionné par la qualité et le message des œuvres. Maintenant, il sait qu’il y a une forte communauté artistique en France, produisant des œuvres importantes. “Côte Ouest” a établi beaucoup de contacts avec des galeries, des musées, entre artistes, et ils vont certainement continuer à l’avenir. Les liens entre créateurs sont également essentiels, parce qu’ils lancent des ponts pour la compréhension entre les cultures. Avant de venir, personne ici ne connaissait Matthieu Manche. Aujourd’hui, les conservateurs de musées, les galeristes, tout le monde sait qui est Matthieu. Maintenant, c’est à lui d’exploiter cette notoriété”.
Exploiter la notoriété passe nécessairement par la vente d’œuvres. Un pas semble déjà avoir été franchi par quelques artistes du programme contactés par des galeries californiennes, comme Tania Mouraud ou Gilles Barbier, ou ayant conclu des ventes avec des collectionneurs sur place. Certains musées souhaiteraient aussi acheter des œuvres qu’ils ont exposées dans le cadre de “Côte Ouest”. C’est notamment le cas du Musée de photographie de San Diego, qui a demandé à Georges Rousse d’intervenir in situ dans ses anciens locaux et expose des œuvres qui font aujourd’hui partie intégrante de son histoire. Les budgets d’acquisition de l’institution sont relativement faibles et, comme de nombreux musées américains, les achats dépendent fortement de du soutien de collectionneurs-mécènes qu’il faut convaincre d’investir.
Le “French flag”
Un autre investissement sur le long terme a sans aucun doute été réalisé dans les écoles d’art, où les artistes français ont été abondamment invités à intervenir. Ainsi, Valéry Grancher a travaillé avec des étudiants de Berkeley sur son site Internet “24h” : un projet qui, selon l’un des protagonistes, “a littéralement changé sa vie” ! Le Français avait demandé aux participants de prendre une photographie toutes les heures pendant 24 heures. Toujours dans la baie de San Francisco, Matthieu Laurette a filmé des étudiants du San Francisco Art Institute lisant des passages de Sur la télévision, de Pierre Bourdieux. Enfin, au California College of Arts and Crafts d’Oakland, l’exposition “Interweaving” réunissait un ensemble de commandes dans le domaine du textile, une version différente de “Métissage” déjà présenté au Musée du Luxembourg. Les étudiants ont pu y découvrir de multiples formes réalisées en textile – comme des squelettes – qu’ils n’avaient jamais vues auparavant. Ces pièces pourraient d’ailleurs avoir une influence non négligeable sur les productions futures de ces artistes en formation.
La multitude d’expositions du programme “Côte Ouest” offre certainement, à cette génération française, une chance unique d’attirer l’attention en Californie. Ces créateurs pourraient également être portés par une vague moins rationnelle, celle d’une certaine francophilie que l’on rencontre surtout dans la baie de San Francisco. Les gens y sont très attirés par Paris, par la France, et beaucoup de Français vivent dans la région. Comme le souligne Harry Parker, en désignant la galerie centrale du Palais de la Légion d’honneur : “Ici, le drapeau français flotte au centre de notre musée”.
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A l’Ouest, du nouveau pour les artistes français
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°95 du 17 décembre 1999, avec le titre suivant : A l’Ouest, du nouveau pour les artistes français