Graphiste, concepteur publicitaire, éditeur de livres tel le mythique Les Américains de Robert Frank, créateur de la collection Photo Poche, producteur et réalisateur de films, directeur du Centre national de la photographie pendant quatorze ans, Robert Delpire a été le directeur artistique de L‘Œil à sa création. À cette revue lancée par Georges et Rosamond Bernier en 1955 pour « mettre à la portée de tous la délectation artistique », Robert Delpire a apporté la nécessaire touche contemporaine. Quarante ans plus tard, il évoque pour nous sa passion de l‘image.
Acteur important de la création de L‘Œil en janvier 1955, pouvez-vous évoquer pour nous comment s‘est passée cette création ?
Je ne me considère pas comme un acteur important de la création de L‘Œil. J‘ai été approché, si je me souviens bien, par Monique Schneider-Maunoury, pour mettre en forme la revue. Mon intervention a été de donner une certaine modernité à la revue, tout en restant classique. Il ne s‘agissait nullement de faire « avant-garde ». Et j‘ai proposé un titre, L‘Œil, qui me paraissait percutant et conforme au projet.
Si l‘on revient à une période antérieure, quels ont été vos premiers contacts avec l‘art ?
Ma mère aimait beaucoup les chapeaux. Je l‘encourageais vivement. Non par goût de la voilette, mais parce qu‘elle avait une modiste qui avait perdu, comme on dit, un garçon de mon âge. Et chaque fois que ma mère lui rendait visite, la dame attendrie m‘offrait un Jules Verne de la collection Hetzel. J‘ai bientôt possédé toute la série. Plus tard, et peu argenté, je l‘ai revendue sur les quais. J‘ai bien regretté ce geste. Les illustrations de 20 000 lieux sous les mers ont donc été mon premier contact sinon avec la peinture, du moins avec le dessin et la gravure.
Pratiquiez-vous le dessin ou la peinture ?
Vers dix-huit ans, je me suis mis à peindre. De grands paysages. Des ciels façon Ruysdael. Je les mettais à cuire dans le four de la cuisinière pour faire craquer le vernis spécial que je leur appliquais. Jusqu‘au jour où la peinture a fondu. Ça a été la fin de ma période hollandaise. Il n‘y a pas eu d‘autre période mais c‘est en achetant des tubes de couleur que j‘ai rencontré Jacques Monory. Il est vite devenu l‘un de mes amis les plus proches, il l‘est resté. Il a travaillé avec moi sur des albums ou des expositions jusqu‘à ce que sa carrière de peintre l‘absorbe complètement.
Comment la photographie est-elle entrée dans votre vie ?
Je ne sais honnêtement pas. Je raconte souvent l‘histoire de l‘appareil à deux sous que j‘ai gagné dans une salle de café quand j‘étais gamin. Mais c‘est pour distraire les journalistes. Non, je ne sais pas. Et puis je ne suis pas obsédé par la photographie. Ce que j‘aime, c‘est mêler les genres, les époques, les styles, les célèbres et les anonymes. C‘est ce que je fais dans la pièce où je travaille. J‘épingle au mur toutes sortes de documents, des enveloppes, des timbres, des feuilles séchées, des bouts de journaux, des morceaux de tissus et aussi des photos, des dessins d‘enfants. Tout ça sans prétention esthétique et sans la moindre finalité : ce sont les écailles du souvenir.
Jeune étudiant en médecine, à vingt-deux ans, vous lancez une revue à laquelle collaborent de grands auteurs. Comment les avez-vous choisis ?
C‘est pour Neuf que j‘ai rencontré des auteurs dont certains sont encore mes amis les plus proches. C‘est pour Neuf que je suis allé au bureau de Magnum rencontrer Cartier-Bresson, Capa et Bishof. C‘est à Neuf que Robert Frank a apporté des photos qu‘il ne vendait pas et que j‘ai publiées, bien avant les Américains. André François, Jacques Prévert, Savignac et Steinberg mais aussi André Breton, Henry Miller, Doisneau et bien d‘autres encore, ont fait de cette revue d‘étudiants démunis, une sorte de réussite totalement atypique sur le marché de la presse. J‘ai compris, longtemps après, que ma jeunesse – et l‘enthousiasme qui allait avec – était un atout considérable alors que je la vivais comme un constant handicap.
Comment êtes-vous devenu graphiste ? Aviez-vous des modèles dans ce domaine ?
Si vous me demandez quel est mon métier, je répondrai que je suis éditeur. Mais un éditeur qui « fait » ses livres. Quand j‘ai décidé de faire Neuf, cette revue d‘étudiants qui se voulait ambitieuse, je ne connaissais rien à la typographie, à la mise en page, à l‘impression, mais j‘ai eu le bon sens de m‘adresser à Pierre Faucheux qui était sans conteste le graphiste le plus talentueux de sa génération. J‘ai appris assez vite ce que je devais savoir et je n‘ai plus quitté le monde de la mise en forme, de la mise en page, de la mise au mur. Des modèles dans ce domaine ? Oui, Herb Lubalin pour lequel j‘ai une admiration sans limites. C‘était l‘homme de lettres par excellence. Dès qu‘il touchait un logotype il lui donnait un sens foudroyant d‘évidence. Travailler à côté de lui était à la fois stimulant et désespérant, car il était d‘une intelligence et d‘une habileté confondantes. Nous avons fondé ensemble une société de création graphique qui n‘a eu aucun succès. C‘était trop tôt pour la France.
En tant que concepteur publicitaire quel rôle assignez-vous à l‘image ?
Le rôle de l‘image dans la communication ? Vaste sujet. Vous n‘attendez pas que j‘y réponde en quelques mots. Il n‘y a pas de règles. Quelquefois l‘image domine le texte mais ça peut être l‘inverse. Nous avons fait dix ans de campagnes publicitaires pour Cacharel sans une accroche. Les photographies de Sarah Moon suffisaient. Le pléonasme est à proscrire. Mais c‘est une évidence.
Dans la publicité étiez-vous libre de vos créations ? Pensez-vous que la situation a changé depuis les années soixante ?
Oui, c‘est à ne pas le croire mais j‘ai été libre. J‘ai vécu un temps où la publicité n‘était pas organisée en France comme elle l‘était aux États-Unis. Un temps où il ne fallait pas prendre l‘avis de dix-huit personnes pour décider de la couleur d‘un logotype. Si j‘ai fait quelque chose d‘intéressant dans ce domaine, je l‘ai fait avec un minimum d‘interlocuteurs, deux chez Citroën, un seul chez Cacharel, directement avec Claude Perdriel pour le numéro spécial photo paru dans Le Nouvel Observateur. Le partage des responsabilités m‘a toujours semblé un signe de faiblesse.
La collection Photo Poche est une des plus belles réussites éditoriales dans le domaine de la photographie. Comment a-t-elle été lancée ?
Quand j‘étais étudiant, je consultais les gros livres d‘art sans pouvoir les acheter. Et je rêvais d‘une collection qui soit accessible à mes petits moyens. Dès que j‘ai pu, j‘ai fait ce qui est pour moi l‘ancêtre de Photo Poche. C‘était en 1958. J‘ai publié Les Danses à Bali de Cartier-Bresson, Les Parisiens tels qu‘ils sont de Doisneau. Mais je m‘y suis mal pris. J‘ai voulu trop bien faire. Un cartonnage, une jaquette plastifiée, du papier vergé. C‘était trop cher. Obstiné comme je suis, trois décennies plus tard, j‘ai repris l‘idée. J‘ai montré la maquette à Jack Lang. Il a dit : « On fait, tout de suite. » Soixante-huit titres publiés. Deux millions d‘exemplaires vendus. Pas assez, mais pas si mal.
Êtes-vous collectionneur ?
Non. Pas du tout. Je n‘ai pas le sens de l‘histoire, ni celui de l‘accumulation, encore moins celui de la possession. Mais je suis tout à fait admiratif devant une collection comme celle d‘André Jammes, pour ce qu‘elle représente de constance et de passion, de perspicacité dans la sélection. Mais on ne se refait pas.
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L’œil de Robert Delpire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°500 du 1 octobre 1998, avec le titre suivant : L’œil de Robert Delpire