L’œil de Frédéric Mitterrand

En attendant l’année du Maroc

L'ŒIL

Le 1 septembre 1998 - 1742 mots

Animateur de nombreuses émissions pour la télévision, Frédéric Mitterrand a réalisé pour le cinéma en 1982 Lettres d’amour en Somalie et porté à l’écran Madame Butterfly. Passionné par l’art des civilisations méditerranéennes, il a été commissaire français de la saison tunisienne et sera, toujours pour l’AFAA, commissaire de l’année du Maroc en 1999, qui aura comme points forts l’exposition \"Maroc, terre de rencontres\" au Petit Palais et celle consacrée à \"Matisse et le Maroc\" à l’Institut du Monde arabe. Pour mieux connaître ce touche-à-tout de talent, L’Œil l’a interrogé sur ses goûts qui sortent des sentiers battus.

Quels sont vos premiers souvenirs liés à la peinture ?
Chez ma grand-mère, je voyais des tableaux 1900 qui avaient un certain charme : des petits maîtres du XIXe tardif, lourdement encadrés, des scènes vaguement allégoriques situées en Terre sainte, avec beaucoup de colonnades, de drapés et d’horizons lointains, un Henri IV peint sur bois... Ces tableaux étaient attribués à Cabanel ou à d’autres célébrités de l’époque. Enfant, je voyais ces tableaux comme des objets appartenant à ma famille, de la décoration, je ne les ressentais pas comme des œuvres d’art. Je n’éprouvais ni émotion, attachement, ou désir d’identification. On nageait dans la peinture à travers les livres de classe et les dictionnaires qui étaient très illustrés : Les Noces de Cana, Le Sacre de Napoléon, Le Radeau de la Méduse...

Fréquentiez-vous les musées ?
Avec mon école, je faisais de longues promenades au Musée du Louvre. Je subissais le conformisme de l’effet de classe, je pensais que s’affirmer passait par la fréquentation des musées. Je me contraignais, je n’en retirais rien... sinon la poussière, la fatigue, l’ennui, une totale incapacité à me souvenir de quoi que ce soit.

Comment s’est produite votre découverte de la peinture ?
L’existence de la peinture comme art m’est apparue à travers les reproductions de tableaux publiées dans les livres, ou celles qu’on achetait pour encadrer et décorer les chambres. On était dans les années soixante, c’était la vogue des impressionnistes : L’Église d’Auvers et les bouquets de fleurs de Van Gogh, les scènes de Tahiti de Gauguin, les déjeuners de Renoir et des kilomètres de nymphéas... Ce sont les premiers tableaux dont je me suis dit qu’ils n’étaient pas le résultat d’un héritage familial, ou la morne obligation des dimanches d’un petit bourgeois. Personne ne m’a rien appris, j’ai lu, j’ai découvert par moi-même. Chez des amis, dans une immense pièce, j’ai vu quarante Canaletto. L’adolescent snob que j’étais a été épaté, en admiration béate devant l’argent, mais aussi stupéfié par la cohérence et la beauté des tableaux. L’amour, l’intérêt pour la peinture ont procédé d’un choc. Je me suis dit : “Ils ont eu ces tableaux, ils les ont installés, cela dépasse la décoration ou la frivolité.” Côtoyer des œuvres de maîtres, ce qui est propre à quelqu’un de très privilégié, a fait naître une convulsion admirative qui a joué un rôle important. Plus tard, chez un financier, j’ai vu un Léger, un Van Dongen gigantesque. Une famille belge, dans une station balnéaire de la mer du Nord, possédait une maison remplie de Max Ernst, de Magritte, de Delvaux, de James Ensor. Toutes ces œuvres, que j’ai vues entre seize et vingt ans, m’ont fait prendre conscience des forces mises en jeu pour les réaliser et pour les collectionner.

Avez-vous alors commencé à vous rendre par vous-même dans les musées ?
J’ai toujours le même problème : je n’aime pas la foule. Je préfère les petits musées pauvres et tranquilles, j’y suis très heureux, même si les œuvres exposées ne sont pas extraordinaires. Être le millionième à défiler devant la Joconde, je ne comprends pas cela. Ma pratique des musées est élitiste, elle se fait essentiellement à travers les livres, j’en possède beaucoup. Mais je me souviens de deux expositions que j’ai aimées parce qu’il n’y avait que peu de public et qu’on pouvait rester longtemps devant chaque tableau : Toulouse-Lautrec au musée d’Albi et Goya au musée Jacquemart-André.

Comment vos goûts picturaux ont-ils évolué ?
À seize ans, quand j’ai vu une exposition Miró, je n’y ai rien compris. Ensuite, mon frère Jean-Gabriel, qui a sept ans de plus que moi et qui depuis a ouvert une galerie d’art contemporain, m’a donné des repères. Les choses ont commencé à s’emboîter, je me suis lancé dans un parcours de l’histoire de l’art, vague mais ordonné, vers vingt-deux ans. Mon goût était très conformiste. Je trouvais tout ce qui était étiqueté “chef-d’œuvre” effectivement “chef-d’œuvre” : Picasso, Vermeer, tout le monde ! Dans les années soixante-dix, la mode était au mauvais goût, à Tamara de Lempicka, à l’idée du grand peintre méconnu. Mes idées ont commencé à évoluer quand j’ai commencé à aimer Fernand Léger, le Fayoum, à comprendre que Michel-Ange avait amené une révolution, à apprécier les portraits de la Renaissance, Holbein, Clouet, par ce qu’ils révélaient d’historique et de la manière de peindre. J’ai commencé à relier les choses les unes aux autres. Une certaine sensualité me rendait certains thèmes plus attachants : Largillière pour son élégance, Le Caravage pour la présence des corps... J’aimais bien la sensualité diffuse et secrète de Murillo, avec ses personnages éthérés.

Chez vous, quels tableaux possédez-vous ?
Mon critère intime, c’est l’identification sensuelle. J’ai donc des tableaux 1920, des portraits de dames, peu intéressants en eux-mêmes, mais avec lesquels j’ai un lien mystérieux parce que je projette sur eux des élans sensuels. En vérité, ce ne sont pas de très bons tableaux, et après ma mort on ne comprendra pas ce qu’ils faisaient chez moi...
Il y a un tableau que j’aime beaucoup parce qu’il reflète le Hollywood des années cinquante, le portrait de deux femmes, dû à une artiste italo-russe-américaine. Je l’ai trouvé aux Puces à Paris, il est typique d’une esthétique années cinquante, d’une artiste qui a connu les cubistes, Chirico, les surréalistes. Ce qui m’intéresse, c’est qu’un tableau appartienne à une histoire : à celle de la peinture, à la mienne, à l’histoire de son temps, comme Tamara. Pierre Le Tan, pour qui j’ai la plus vive admiration, a été le premier à avoir des tableaux de Christian Bérard, de Pavel Tchelitchev, de Serebriakoff, de Boutet de Monvel. Les tableaux de Foujita sont sans doute passés de mode, mais ils ramènent à l’Histoire, au goût de la célébrité. Jacques-Émile Blanche, lui aussi, permet de remonter le temps. Cocteau n’est pas un grand dessinateur, mais l’attachement intime qu’on a pour des œuvres médiocres est lié à l’attachement pour son propre goût. Je suis très sensible aux années folles, à l’entre-deux-guerres, à des artistes comme Boris Kochno, que j’appréciais il y a vingt ans avant qu’ils redeviennent à la mode.
Êtes-vous collectionneur ?
Je ne possède presque rien, que des choses sans valeur matérielle, à cause des salles de cinéma que je dirigeais. Comme il y avait des problèmes, j’étais tout le temps saisi, et je n’ai jamais pu acheter de tableaux. Mais j’ai toujours aimé les collections des autres. Je me souviendrai toujours de la collection de Jacqueline Delubac, aujourd’hui en partie au Musée des beaux-arts de Lyon (L’Œil n° 495). Elle possédait des œuvres de peintres déjà tombés dans l’oubli, mais comme elles représentaient des moments de sa vie, elle n’hésitait pas à les placer à côté d’un Picasso ou d’un Poliakoff sublime. Je me souviens aussi de la collection de Samir Traboulsi : on sentait que chaque tableau avait été acheté à la suite d’une réflexion.

Y a-t-il des peintres peu connus que vous appréciez ?
Il y en a deux qui ne sont pas encore très connus du grand public en France. Francesco Clemente, un Américain de New York, est déjà une superstar aux États-Unis. Il peint des personnages à la sexualité terrifiante. Comme si Hockney avait fait un enfant posthume à Munch ! Tsaroukis est un Grec figuratif, très connu dans son pays. Il montre des marins qui se rhabillent dans un clandé, comme dans les poèmes de Cavafy.

Comment le cinéma a-t-il changé votre perception de la couleur ?
Il y a eu trois courants cinématographiques qui m’ont fait comprendre l’importance des couleurs et de la lumière. À treize-quatorze ans, j’ai découvert avec enthousiasme L’Aventura, La Nuit, Huit et demi, La Dolce Vita, Rocco et ses frères, À bout de souffle, les cinéastes anglais... Tous ces films étaient en noir et blanc, l’expression la plus sophistiquée se trouvant chez Bergman avec Sven Niqvist et chez Fellini. J’aimais aussi le Technicolor des années cinquante, qui s’est abîmé, a bavé... Ces couleurs irréalistes et violentes ont viré au rouge, avec La Fièvre dans le sang. Il y avait également les films néo-impressionnistes de Bo Widerberg comme Adalen 31 qui apportaient une réflexion sur la couleur.

Comment avez-vous appréhendé la couleur quand vous avez réalisé vos propres films?
Dans Lettres d’amour en Somalie, la couleur nous échappait, elle venait du choix des rushes, elle n’était pas vraiment concertée. Le but était d’arriver au clair-obscur. J’aime les teintes chaudes, mais pas sombres. Maintenant tous les opérateurs veulent du sombre, comme s’ils voulaient faire, pour reprendre le titre d’un roman japonais, L’éloge de l’ombre.

Aimez-vous les films consacrés aux peintres et à la peinture ?
J’ai adoré A Bigger Splash sur David Hockney, et Painters Painting, où parlaient des artistes comme Rauschenberg. Dans Moulin Rouge de Huston, j’ai été frappé par Jose Ferrer en Toulouse-Lautrec : on disait qu’il marchait sur les genoux ! Il y avait une envie de convaincre bouleversante dans la volonté de réalisme, ce “à la manière de” très naïf, cette reconstitution parfaite du Moulin Rouge. Tout cela est faux, l’objectif est raté, mais le film est touchant et procure un sentiment de nostalgie. On admire Huston et Ferrer pour leur sincérité, leur élan vers ce qui est beau, et non vers ce qui est pulsion de mort. Un des plus beaux films consacrés à l’art  est Andrei Roublev : à la fin, le spectateur est dans le tableau !

Vous intéressez-vous à la photographie ?
Je suis très sensible aux artistes des années trente et quarante : Hoynigen-Huene, Beaton, Cartier-Bresson, Voinquel... Pour ce qui est des photos de stars, j’ai eu des moments d’égarement pour Sabu et Tarzan, mais, précisons-le, je n’ai pas de fétichisme.

Dans le cadre de l’année France-Égypte, l’Hôtel Scribe, 1 rue Scribe, 75008 Paris, organise une exposition des photographies de Pierre de Fenoyl du 20 sept. au 30 oct. À lire : le catalogue de l’année France-Égypte, AFAA, Paris-Musées, Gallimard-L’Œil, 196 p., 245 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°499 du 1 septembre 1998, avec le titre suivant : L’œil de Frédéric Mitterrand

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