En privilégiant la constitution d’une base documentaire très éloignée d’un site promotionnel, le Centre Pompidou prend le risque de ne satisfaire que les chercheurs au détriment du grand public.
Inutilisable », « incompréhensible », « aride », les qualificatifs, tous aussi critiques les uns que les autres pleuvent sur le nouveau site internet du Centre Pompidou, lancé en fanfare en octobre 2012. Pour comprendre le problème, il suffit de comparer son interface avec celle du MoMA par exemple. Le site internet du musée américain est une vitrine publicitaire au service d’une double fonction : inciter les internautes à venir au musée et/ou acheter ses produits dérivés. Rien à voir avec l’ergonomie du site du Centre qui requiert un long apprentissage pour connaître ne serait-ce que les horaires d’ouverture. « Nous assumons cette interface sobre décidée en 2008 », justifie Emmanuelle Bermès, en charge depuis 2011 du multimédia au Centre Pompidou. « Nous entendons ces critiques, mais nous préférons entreprendre des études quantitatives auprès des internautes avant d’envisager un changement d’interface », ajoute-t-elle.
Pourquoi ce choix qui contraste avec les interfaces intuitives et parfois aguicheuses des autres musées ? La réponse tient dans l’acronyme CPV ou Centre Pompidou Virtuel. Lorsqu’Alain Seban prend la présidence du Centre en 2007, ce polytechnicien énarque passé par le cabinet du président Jacques Chirac fixe plusieurs objectifs, dont la création d’un vaste centre de ressources sur Internet. Considérant comme beaucoup que le numérique va modifier en profondeur les conditions d’exercice des missions des musées, il met en chantier le développement d’une immense base de données numérique censée rassembler le catalogue des collections, mais aussi tout ce qui a été et sera produit par le Musée national d’art moderne, la Bibliothèque publique d’information, l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam). On y trouve ainsi des fiches de salle, des dossiers de presse, des vidéos de conférence ou d’entretien avec des artistes, des dossiers pédagogiques etc. Mais pas ou très peu de catalogues d’exposition qui sont pourtant « les objets » éditoriaux les plus identifiés du public et par là même les plus attendus. Ici le problème réside dans la multiplicité des types de documents sources qui composent un catalogue d’exposition exigeant, notamment une négociation spécifique avec les ayants droit des textes, des reproductions d’œuvres, d’archives. « Nous avons décidé de ne mettre en ligne que les catalogues des expositions à partir de celles de Roy Lichtenstein (novembre 2013) », précise Emmanuelle Bermès, pour les expositions passées, ce sera au cas par cas en fonction de leur intérêt historique comme celle de Jean-Hubert Martin en 1989, « Les Magiciens de la terre » dont le catalogue se négocie autour de 500 euros dans les librairies d’occasion. C’est également un problème de droit qui ralentit la mise en ligne des reproductions des 100 000 œuvres de la collection du Centre. Si elles disposent toutes d’une notice, 71 % sont numérisées et publiées sur le site.
Le cauchemar des webdesigners
L’interface de consultation d’une base de données documentaire est depuis les débuts de l’informatique le cauchemar des informaticiens et designers. Il est très difficile de faire conjuguer simplicité d’utilisation avec une structure rigoureuse capable de s’adapter à tous les documents. Les webdesigners du CentrePompidou.fr ont clairement privilégié l’archivage, l’indexation et les liens entre les données au détriment de leur consultation (malgré la revendication d’un web sémantique), assumant même un dépouillement graphique et une absence totale de hiérarchie dans la présentation des ressources. Le site fonctionne comme un moteur de recherche avec des entrées par mot-clef, mais s’en éloigne par l’utilisation de multiples filtres qui permettent d’affiner les propositions de ressources. Ainsi lorsque l’internaute commence à comprendre comment opèrent les différentes zones de sélection, il lui est très difficile de faire son choix, tout étant au même niveau, de la simple reproduction de l’affiche d’une exposition à un dossier pédagogique. Ce parti pris d’égalitarisme est très déroutant. Les chercheurs qui ont vraiment besoin de trouver une ressource pour leur travail feront les efforts nécessaires pour se familiariser avec l’outil tandis que les autres, l’immense majorité des internautes, s’en vont découragés. Il n’y a par ailleurs aucune volonté d’éditorialisation. Les contenus publiés sont uniquement ceux produits par les différents services du Centre Pompidou dans le cadre de leur mission. Il n’y a pas de rédacteur en chef qui s’assure de la cohérence et de l’actualité des informations publiées. Si un artiste décède par exemple, personne, sauf s’il est connu, ne va aller dans les jours qui viennent mettre à jour sa fiche. Autres exemples, la fiche sur le Centre Pompidou Mobile ne mentionne pas l’arrêt du programme, tandis que sur l’organigramme (au 24 janvier, soit deux mois après l’annonce du nouveau directeur), c’est toujours Alfred Pacquement qui dirige le Musée.
Un système fermé
Mais alors, puisque le Centre Pompidou ne veut pas admettre la complexité de son site pourquoi ne pas publier ses ressources en open data (lire encadré) et laisser la communauté des hackers (au sens premier du terme, c’est-à-dire une personne qui repère les failles d’un système informatique pour les corriger ou réutilise des données de tiers pour faire avancer la connaissance) développer des interfaces plus conviviales ? D’autant que progressivement les œuvres tombent dans le domaine public (en gros les œuvres créées avant 1940) et sont donc en théorie libres d’utilisation pour peu qu’on les rende accessibles. Ce n’est pas le cas comme s’en plaint le blogueur (S.I.Lex.), juriste et bibliothécaire, Lionel Maurel : « [Le site] est “sous verre” et les objets culturels qu’ils diffusent restent prisonniers sous une épaisse glace numérique et juridique, que l’on peut voir comme un prolongement des vitrines du musée physique ».
Autre motif d’insatisfaction de la blogosphère : l’ouverture aux contributeurs volontaires. Annoncé par Alain Seban lors du lancement, elle est aujourd’hui bien timide et très peu dans l’esprit Internet. Les internautes qui souhaitent enrichir le site doivent au préalable s’enregistrer (rien d’anormal), mais doivent soumettre par e-mail leur collaboration au Centre Pompidou qui décide ou non de prendre en compte leur demande. « L’essentiel des demandes émane d’artistes qui veulent corriger une information les concernant », précise Emmanuelle Bermès. Le Centre a bien prévu d’ajouter des fonctionnalités de type « wiki », mais on apprend dans le rapport
d’activité 2012 que ces contributions seront limitées à l’indexation. Pas très enthousiasmant.
Un équilibre financier introuvable
Les critiques ont alors beau jeu de mesurer la distance entre la frustration des internautes et les investissements considérables que le président du Centre n’hésite pas à mettre en avant, comme pour mieux souligner l’importance du projet. 12 millions d’euros sont en effet prévus pour la période 2008-2026. Un tiers de cette somme est consacré à la numérisation, à l’acquisition des droits et à l’indexation, tandis que les deux tiers restants financent le développement informatique, l’hébergement, la maintenance. 4 millions d’euros ont été donnés par le Commissariat général à l’investissement dans le cadre du « Grand emprunt », 4 autres millions ont été prêtés par la Caisse des dépôts et consignations (et doivent être remboursés entre 2015 et 2027), et les derniers 4 millions doivent être autofinancés par le Centre, soit sous forme de mécénat d’entreprise (principalement Pernod Ricard), soit sous forme de recettes commerciales. Les recettes commerciales ? Entendez les produits éditoriaux numériques (applications sur smartphones et tablettes), lesquels risquent de se faire attendre longtemps à en juger par la faiblesse du marché des ebooks culturels. Et ce n’est pas la commission sur la vente (sous-traitée) des produits dérivés, bien physiques ceux-là, comme la montre Martial Raysse ou la peluche rhinocéros de Xavier Veilhan qui va « favoriser la perspective d’un équilibre financier » du site, comme l’affirme le rapport d’activité. Il est d’ailleurs vain de considérer ce site comme un produit qui doit trouver un équilibre économique, comme on peut l’envisager pour une exposition par exemple. C’est une activité qui, à l’instar d’une bibliothèque ou d’une campagne de communication, contribue au rayonnement de l’institution sans nécessaires contreparties directes. C’est aussi un outil au service des autres départements du centre. Dans cette configuration, le nouveau site Internet, que l’on ne veut plus appeler en interne le Centre Pompidou Virtuel, joue contre son camp. Avec une fréquentation de 6 millions de visites en 2013, il est très loin de celle du Louvre (14,2 millions), ce qui pourrait se comprendre compte tenu de la popularité internationale du Louvre, mais surtout l’audience a très peu augmenté ( 1,6 %), contrairement à celle du Louvre ( 24 %). Ultime déconvenue pour le président du Centre : lorsque l’on tape « Centre Pompidou » [le 27 janvier 2014 (1)] dans le champ de recherche de Google, le Centre Pompidou-Metz arrive devant le Centre Pompidou (virtuel).
L’open data est un mouvement récent qui milite pour l’accessibilité des données publiques sur Internet. La philosophie de ses promoteurs est que des créateurs, inventeurs, chercheurs, s’emparent de ces données pour offrir au public de nouvelles connaissances. En France, c’est à partir de la loi de juillet 1978 « portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’Administration et le public » que l’État s’est emparé du sujet. Cette loi a ouvert un droit à la réutilisation des données publiques, établi formellement par l’ordonnance du 6 juin 2005 (transcrivant la directive européenne du 17 novembre 2003). Une mission (Etalab) rattachée au Premier ministre a été créée en 2011 pour coordonner l’action du Gouvernement et des services de l’État en la matière et dont on peut suivre les résultats sur www.data.gouv.fr.
Le ministère de la Culture s’inscrit dans ce sillage. Il a rédigé en mars 2013 un guide destiné au monde culturel et publié en décembre un rapport qui sous la plume de Camille Domange clarifie les concepts et rapporte des expériences à l’étranger. Ainsi que l’explique bien ce rapport, dans le domaine culturel il y a une certaine « porosité » et donc confusion entre les données publiques (objet de l’open data) et les œuvres de l’esprit (objet de l’open content). Données statistiques sur l’activité des musées ou bases de localisation des œuvres relèvent de la première catégorie tandis que les reproductions d’œuvres relèvent de la seconde. Mais alors qu’en France il est impossible de réutiliser librement des images d’œuvres, mêmes tombées dans le domaine public, aux États-Unis, de nombreuses institutions autorisent tout un chacun à le faire. De sorte que sur Internet, on trouve essentiellement des reproductions d’œuvres détenues dans les collections américaines, qui accroissent ainsi leur rayonnement.
(1) L'article a été mis sous presse le 27 janvier. Le 6 février 2014, on constate que la requête "Centre Pompidou" affiche le site du CPV en 1ère place devant celui du Pompidou-Metz.
Impression écran Google avant le changement de position pour la requête "Centre Pompidou"
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°406 du 31 janvier 2014, avec le titre suivant : L’hermétique site web du Centre Pompidou