Les dessins inédits de Malevitch exposés au Stedelijk Museum d’Amsterdam proviennent d’une collection illégalement sortie de Russie. Cet ensemble d’œuvres de l’avant-garde russe rassemblées par Nicolaï Khardzhiev et Lidia Chaga à partir de 1928 avait échappé pendant des décennies à la censure soviétique. Préoccupés par le sort de leur collection, ils ont organisé sa sortie du pays (lire JdA n° 4, juin 1994) et en ont confié la gestion à une fondation néeerlandaise dont la capacité à la préserver est mise en doute par une affaire récente.
AMSTERDAM (de notre correspondant) - La Fédération de Russie a annoncé qu’elle renonçait à ses prétentions sur la collection d’art et de littérature issue de la succession du collectionneur russe Nicolaï Khardzhiev. Lors d’une récente visite à Amsterdam, où celle-ci est déposée, le ministre russe de la Culture, M. Voroshilov, a confirmé la neutralité de son pays dans l’affaire. Gérée par la Fondation Khardzhiev/Chaga, la collection comprend 1 355 œuvres de l’avant-garde russe, signées notamment de grands noms comme Malevitch, Larionov, Tatline, Gontcharova et Lissitzky. Estimée à des dizaines de millions de dollars, elle est aussi d’un énorme intérêt pour l’histoire de l’art.
Nicolaï Khardzhiev est né en 1903 à Kakhova, en Ukraine. À la fin de ses études, il devient membre du Département régional d’information politique culturelle (Okropolitprosveto) d’Odessa et donne des conférences sur la littérature soviétique. En 1928, il s’installe à Moscou où il édite les œuvres complètes du poète Maïakovski et publie plusieurs éditions de son poète préféré, Khlebnikov. Malgré sa prédilection pour la littérature, il déclarait : “Ce sont toujours les artistes plastiques qui m’ont influencé”. En 1928, il rencontre Kazimir Malevitch au Palais Myatley, siège de l’Institut d’histoire de l’art, et dès ce moment, s’intéresse de très près au Constructivisme. Grâce à Malevitch, il fait la connaissance de Larionov, Gontcharova, Tatline, Lissitzky et de bien d’autres artistes dont il étudie et collectionne les œuvres avec sa femme, le sculpteur Lidia Chaga. Sous Staline, et même sous Brejnev, les expositions de l’avant-garde russe étant interdites, les Khardzhiev ont dissimulé leur collection dans leur appartement. Après la perestroika, la crainte de la mafia russe – très consciente de la valeur marchande considérable des œuvres d’art – les a obligés à garder leur collection cachée. Mais malgré leurs efforts, sa renommée s’est étendue jusqu’en Occident.
Une sortie frauduleuse
Pour la loi russe, toute œuvre d’art de plus de 50 ans est considérée comme un trésor national et nécessite une licence d’exportation. En 1993, le Pr. Weststeijn, de l’université d’Amsterdam, et la galerie Gmurzynska, de Cologne, ont proposé aux Khardzhiev de faire sortir leur collection en fraude par l’intermédiaire de la galerie. Les époux seraient invités à un congrès à Amsterdam et recevraient l’autorisation de s’établir aux Pays-Bas. La galerie Gmurzynska leur a également proposé d’acheter quatre tableaux et des gouaches de Malevitch pour 2,5 millions de dollars (15 millions de francs). Un des tableaux a été revendu par la galerie 7 millions de dollars au célèbre collectionneur new-yorkais Ronald Lauder. Nicolaï, âgé de 90 ans, et Lidia, 83 ans, sont arrivés à Amsterdam en novembre 1993 ; comme prévu, la collection les a rejoints un an plus tard, en provenance d’Allemagne. En février 1994, le service des Douanes de l’aéroport Cheremetievo, à Moscou, a cependant intercepté une partie des archives littéraires et les a confisquées. Elles sont maintenant conservées aux Archives russes d’Art et de Littérature.
Alors qu’ils espéraient pouvoir enfin vivre tranquilles, après avoir redouté des persécutions pendant des décennies ainsi que la confiscation de leur collection, les Khardzhiev ont été assiégés par des marchands véreux. Ironie du sort, ils ont dû à nouveau protéger leurs œuvres des regards indiscrets. Malgré le souhait explicite de Nicolaï Khardzhiev, mort à Amsterdam le 10 juin 1996, d’autres pièces de la collection sont apparues sur le marché. Un ensemble de huit gouaches de Lissitzky était ainsi proposé sur le stand de la galerie Gmurzynska à la dernière foire de Cologne. Il s’agissait des numéros 155 à 162 d’un inventaire établi par Khardzhiev après l’arrivée de la collection à Amsterdam. Ces gouaches ont depuis été acquises par un acheteur privé dont le nom n’a pas été révélé et pour une somme tenue secrète. Toutefois, les spécialistes les évaluent autour d’un million de dollars (6 millions de francs). Le jour où cette transaction a été annoncée par Hella Rottenberg dans le quotidien hollandais De Volkskrant, le notaire Michael Privé, administrateur de la Fondation et de la succession Khardzhiev, a annoncé le transfert de la gestion à un comité “socialement acceptable”, composé d’un historien de l’art, d’un homme politique et d’un juriste.
La Fondation Khardzhiev/Chaga a prêté 79 dessins de Kazimir Malevitch, jusqu’alors inédits, au Stedelijk Museum d’Amsterdam, où ils sont exposés jusqu’au 15 janvier.
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Les œuvres fantômes du Constructivisme russe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°50 du 19 décembre 1997, avec le titre suivant : Les œuvres fantômes du Constructivisme russe